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http://www.voltairenet.org/IMG/pdf/HD_05_2007.pdf
L’équité à l’encontre du néolibéralisme et de la mondialisation
A propos du dernier livre de Norbert Blüm* – une critique fondée envers la CDU d’Angela Merkel
«Nous avons affaire à une économie qui s’oriente de plus en plus vers la dictature,
du fait qu’elle tente de contraindre tout le monde dans la logique économique.
Il s’agit pourtant, ici, d’une logique dévoyée […]. Un système économique qui allie régulièrement la croissance des profits avec les licenciements de personnel
n’est, à la longue, pas viable.»
Les humains ne l’accepteront pas.
Norbert Blüm
Norbert Blüm, né le 21 juillet 1935, membre du Mouvement catholique des employés; de 1977 à 1987 président, au niveau fédéral, des commissions sociales du salariat chrétien-démocrate; de 1982 à 1998 ministre du Travail et des Affaires sociales.
Les riches et les puissants font la cour à Angela
Merkel. Elle put, au forum économique de Davos, et cela pour la seconde fois consécutivement,
tenir le discours d’ouverture le 24 janvier. Ce discours montre bien pourquoi on se précipite aux pieds d’Angela Merkel. L’air de ne pas y toucher, elle prétend que la mondialisation
est une bonne chose, une véritable
chance et non pas un risque. L’unification du monde a toutefois besoin de cadres politiques.
Par exemple «plus de liberté». Pour Mme Merkel, cela signifie une extension du marché commun européen avec ses quatre principes de mondialisation: un commerce des biens et des services sans entraves, déplacement sans limites des humains, et surtout liberté de circulation
des capitaux. Et tout particulièrement: «une interpénétration économique accrue entre l’UE et les USA». («Neue Zürcher Zeitung» du 25 janvier) Merkel rêve d’une «structure semblable
au grand marché». (ibidem)
Merkel s’engage pour cette idéologie de l’Homo oeconomicus.
En revanche, le livre de Norbert Blüm, celui qui fut pendant 16 ans ministre du travail
et des affaires sociales en Allemagne, intitulé «Justice sociale. Une critique de l’Homo oeconomicus», va en sens opposé.
Blüm appartient au même parti qu’Angela
Merkel, mais un monde les sépare quant à leur vision de l’humanité, et ce n’est pas d’aujourd’hui.
Un comportement fait de droiture
L’auteur du présent article se souvient de l’automne 1973. Il était alors délégué, au plan national, du Cercle chrétien des Etudiants démocratiques (RCDS). L’assemblée se tint quelques semaines après le coup d’Etat sanglant
de Pinochet contre le gouvernement chilien
légitime. A l’intérieur du RCDS, proche de la CDU, les critiques qui s’étaient élevées contre ce putsch, organisé par la CIA, avaient été mal vues. De ce fait la prise de position de Norbert Blüm fut controversée. En effet, ce dernier ne s’en était pas tenu à la ligne informelle
du parti. Le droit lui paraissait plus important.
Il fit front et dénonça ce coup d’Etat. Cette prise de position est restée gravée dans la mémoire de l’auteur du présent article.
Dans son dernier livre, Blüm relate un événement,
soit une rencontre avec Pinochet lui-même, au cours de laquelle il dénonça, sans se gêner, les méthodes brutales de tortures de la part du régime et exigea plus de justice.
Norbert Blüm sut montrer son caractère dans une autre question. Depuis 2002, il s’engage
fortement pour les Palestiniens dans les régions occupées et, dans ce sens, il entreprit plusieurs voyages, en commun avec Rupert Neudeck, en Palestine. Blüm critique ouvertement
l’occupation israélienne et ne se laisse pas contraindre par d’éventuelles polémiques. La justice n’est pour lui, véritablement, pas qu’une question de discussion intellectuelle, mais une affaire de réalisations concrètes, de mise en pratique des idées fondamentales concernant
la communauté de vie des humains.
Le livre de Blüm contient un préambule et 6 chapitres.
Les chapitres sont intitulés «Quelles sont les motivations de ce monde?», «Equité», «Conceptions de l’homme», «Le néolibéralisme
», «La marchandisation de la vie» et «Un regard circulaire».
Le micro- et le macrocosme
de la mondialisation
Le préambule permet de jeter un regard tant sur le microcosme que sur le macrocosme de la mondialisation. Dans le triangle géographique
comprenant le Brésil–l’Argentine–le Paraguay
on construit un immense barrage. Blüm nomme ce projet «une symbiose entre la folie des grandeurs et la plaisanterie». Nous avons des exemples identiques dans le monde entier
– et précisément dans les pays qui sont le plus soumis au pillage. Des affiches publicitaires
surdimensionnées, des films et des émissions télévisées présentant le monde sous ses couleurs les plus vives, un spectacle abject d’éblouissement et de richesse. Blüm s’en tient à la réalité: «Malheureusement, on trouve derrière la façade du progrès l’image de la misère: exploitation, oppression, mépris des gens.» A vue d’homme de ce gigantesque barrage,
on assiste à la prostitution enfantine, au meurtre d’enfants. Les riches du pays vivent, isolés, dans des villas transformées en fortins. «Les gens ne veulent pas voir ce qui se passe en dehors» et «envoient leurs filles à l’école supérieure du commerce à Saint-Gall.»
Il existe des conventions internationales contre la misère. Mais tant qu’elles resteront collées au papier et que le nombre de ceux qui souhaitent les voir appliquées reste aussi modeste, il ne se passera rien.
Blüm cite aussi les chiffres du macrocosme.
Par exemple: «793 milliardaires
dans le monde se trouvent face à 3 milliards
d’êtres humains qui doivent vivre avec moins de 2 dollars par jour, dont 1,3 milliard
avec moins de 1 dollar par jour.» Ou bien «Dans 98 pays, les revenus sont moindres
qu’il y a dix ans.» Ou bien «1 milliard de gens n’ont pas accès à l’eau propre.» Ou bien «30 000 personnes meurent chaque jour parce qu’elles n’ont rien à manger ou rien à boire.» Ou bien «Les seules dépenses en Amérique (8 milliards de dollars) et en Europe (11 milliards
d’euros) pour les glaces et les produits
cosmétiques pourraient couvrir les frais pour assurer une éducation scolaire primaire et de l’eau propre à 2 milliards d’humains.» Ou bien, plus loin dans le livre: «Lorsque le cours quotidien des actions en bourse se modifie
de seulement 1%, c’est 400 milliards de dollars qui se répartissent, sans bruit. C’est trois fois autant que le salaire gagné ce jour-là par tous les travailleurs du monde.» Ou bien «La mondialisation est le jouet exclusif
d’une minorité de privilégiés, qui se prend pour l’humanité.»
L’aspiration à l’équité
«Les humains ne sont pas satisfaits du monde dans lequel ils vivent.» Cette phrase se trouve au début du 1er chapitre. Et à la fin de la première
section on trouve: «Une vie réussie et honnête dans une société juste et bonne est le bonheur vers lequel nous tendons.»
En réponse à la question «Comment voulons-
nous vivre ensemble?», Blüm rappelle les conquêtes spirituelles de l’histoire de l’humanité.
«La volonté de justice traverse toute l’histoire de l’humanité», et «L’équité est la marque de l’humanité», et: «La volonté de justice s’affirme d’autant plus que le monde apparaît dans son aspect le plus sombre», et:«les puissants doivent pouvoir être jaugés à l’aune de l’équité», et: «Ce n’est pas la loi du plus fort qui représente la justice […], la justice […] est l’arme des faibles. Les forts n’en ont pas besoin. Les forts et les faibles ne peuvent vivre ensemble que sous la protection
de l’équité», et: «Chacun a droit à la justice et personne ne doit être repoussé», et: «Le principe fondamental de l’équité est simple: reconnaître à chaque être humain sa dignité».
Equité: vertu et principe de société
L’équité est une vertu personnelle et un principe de société pour la formation des institutions
qui apportent de l’ordre dans la vie commune des humains. «Sans vertu, l’équité reste un voeu pieux, sans institutions justes, l’équité reste sans effet.»
L’équité n’a rien à voir avec une «philosophie de l’utilité». «Toute l’histoire de la philosophie,
d’Aristote à Kant s’inscrit en faux contre un tel dévoiement de la morale. Chaque
être humain doit être vu sous l’angle d’une fin et non pas de moyen.» C’est pourquoi,
l’équité ne pourra jamais accepter la «violation des droits humains».
Ces phrases sont d’une actualité brûlante face à la politique de puissance et de conquête
actuelle, au fait que le droit des peuples et des humains est piétiné!
La doctrine de l’équité évoquée par Blüm, en quoi il s’appuie sur la doctrine sociale chrétienne, comporte d’autres conséquences pratiques: en premier lieu pour l’organisation
économique dans un pays et dans le monde. L’inégalité scandaleuse entre les êtres humains, l’égoïsme féroce des profiteurs et la radicalisation de la conception du marché sont profondément injustes – et sont en contradiction avec les connaissances quant à la nature de l’être humain.
Dans la conclusion pastorale du deuxième concile du Vatican «Gaudium et spes» on peut lire: «L’ordre social et son évolution doivent s’orienter constamment dans le sens du bien-être des gens, car l’ordre des choses doit se mettre au service de l’ordre des personnes et pas inversement.»
Qu’est-ce que l’être humain?
Une personne!
Mais qu’en est-il de «l’ordre de la personne», de l’être humain?
Ce n’est pas une petite roue dentée, échappée
ou enfermée dans un collectif. On trouve ceci dans «Gaudium et Spes»: «L’être humain
est dans sa nature profonde un être sociable et il ne peut ni vivre ni s’épanouir sans relation aux autres.» L’être humain est aussi bien un individu qu’un être social. L’être humain est une personne:
«Le personnalisme présente la ‹personne› qui se développe dans des relations humaines, en lieu et place d’un «Weltgeist» ou d’une matière sans âme. Ce ‹quelqu’un› est unique, mais pas seul». «Le fait d’être une personne signifie que je ne peux pas être exploité par quelqu’un d’autre, mais que je suis une fin en soi», ainsi s’exprima le philosophe religieux Romanoa Guardini. L’être humain n’est pas à disposition.
Norbert Blüm nous rappelle la question biblique: « Qu’as-tu fait au moindre de mes frères
et soeurs?» – et par là à la position de l’être humain dans le monde: «On ne demande pas à l’humain de justifier ce qu’il a entrepris pour soi-même, mais pour les autres.»
Les «anciens» néolibéraux de l’économie de marché sociale
La politique, l’ordre économique doivent être jaugés à cette conception. Les pères de l’économie de marché sociale le savaient. Blüm parle de l’«ancien» néolibéralisme et entend par là des scientifiques et des politiciens comme Walter Eucken, Franz Böhm, Alexander Rüstow, Wilhelm Röpke et Alfred Müller-Armack, mais aussi, d’une certaine façon l’ancien ministre allemand de l’économie et chancelier Ludwig Erhard. Ces personnalités s’étaient engagées contre un ordre économique dirigé par les multinationales et pour une véritable concurrence dans le cadre d’un ordre économique orienté vers le bien-être général de la société, pour une «troisième
voie» entre le communisme et le capitalisme. Il en va tout différemment avec le «nouveau
» néolibéralisme: «L’ancien libéralisme fut une conception de la société». Le ‹nouveau›
libéralisme s’est dévoyé pour devenir une ‹conception commerciale›.» Le profit est le «dieu des néolibéraux». «La communauté se dissout, la société est atomisée. Tout ce qui est durable a vieilli. La morale n’est plus qu’une concertation à terme. Les structures ne sont plus que des condensés qui s’évaporent comme des gouttes de pluie sous les rayons de soleil. […] La libéralisation est comprise comme déchaînement, la mondialisation comme marginalisation. […] Le néolibéralisme n’est, dans sa substance, rien d’autre qu’une idéologie d’une férocité sans borne.»
Le «nouveau» néolibéralisme: Une révolution culturelle, de l’argent, encore de l’argent, toujours plus d’argent Les trois principes du néolibéralisme sont: «dérégulation, concurrence et baisse des coûts». On peut y ajouter: la destruction d’un Etat, orienté vers le bien-être de sa population, et de ses missions; à la place, on met la course au profit dans tous les domaines d’existence, y compris les brevets privés pour les gènes et les cellules pour le «contrôle et l’utilisation du processus vital» – l’évocation prend le nom de «privatisation». Quant à l’être humain, déraciné,
il s’appelle «l’homme flexible», le «nomade» à la recherche d’un emploi.
C’est une révolution culturelle: «Comme Mao et ses disciples, les néolibéraux se débarrassent
de tout: la tradition, les conventions, les valeurs. […] Les nouveaux néolibéraux sont des maoïstes disparus de la circulation pour réapparaître dans les universités allemandes.
Comme leur maître secret Mao Zedong en 1974, ils combattent, trois décennies plus tard, les quatre maux: une vieille culture, une vieille façon de penser, de vieilles moeurs, de vieilles coutumes.» Leur personne idéale est un «autiste hédoniste». Ceux qui restent en rade n’ont droit qu’à des aumônes. Mais ni aumônes, ni prestations sociales ne remplacent l’équité. «L’inéquité ouvre de telles plaies que l’assistance ne peut suivre pour fournir les pansements.»
C’est véritablement alarmant d’entendre Blüm dénoncer la soumission de la «nouvelle
» CDU d’Angela Merkel, mais aussi celle des évêques catholiques allemands «modernes
» à cet état d’esprit d’aujourd’hui. Quand on dit «liberté» –est-ce celle des milliardaires?
«Plus de justice par plus de liberté» est le titre d’un projet de programme sur les principes
pour la CDU. Commentaire de Blüm: «Quelle nouvelle justice peut sortir de cet accroissement
de libertés? Plus de liberté pour le capitalisme financier, qui domine la mondialisation,
donne, il est vrai, une ‹nouvelle›, une autre justice, mais point en conformité avec celle entendue par le christianisme. ‹Plus de liberté pour Bill Gates› pour qu’il puisse ajouter quelques dollars à sa fortune personnelle de 55 milliards de dollars, tout en passant, en ce qui concerne le nombre de ses employés, occupés chez lui comme force d’appoint, du tiers des effectifs à la moitié? Est-ce que la multiplication de cette liberté à la Bill Gates se trouve être la justice dont on parle ici?»
Les évêques allemands avaient exigé en 2004: «Repenser le fait social». L’ancienne pensée sociale, estimaient les évêques, s’était développée vers une exigence «de mise en place d’une normalité toujours plus confortable». Alors Blüm s’interroge: «Le chômeur, qui a envoyé sans succès 200 demandes d’emploi, ne ressent pas sa situation comme ‹une normalité confortable›. Dans l’Etat social allemand, on a, au cours des dernières 20 années, plus réduit qu’ajouté. Où vivent les rédacteurs de tels textes?». Blüm met le doigt sur la personne à qui les évêques avaient confié la rédaction de leur texte: Hans Tietmeyer, l’ancien président de la «Deutsche Bundesbank» (Banque centrale allemande). Et Blüm cite les faits sur le plan social allemand:«11 millions de personnes dans notre pays sont pauvres ou en passe de tomber dans la pauvreté. 7 millions vivent au niveau de l’aide sociale, 5 millions n’ont pas de travail et 3 millions sont trop endettés. […] 10% de la population possèdent en Allemagne près de 47% de la fortune, et 50% doivent
se contenter de 3,8% de la fortune. […] Selon Caritas la fraude fiscale coûte à l’Etat allemand 65 milliards d’euros. Les abus dans l’aide sociale ne s’élèvent qu’à 120 millions d’euros.»
L’Homo oeconomicus n’est qu’une caricature de l’être humain
Blüm s’oppose à l’utilisation du terme de «responsabilité personnelle»: «Nous ne pouvons
atteindre la responsabilité personnelle qu’au travers de la responsabilité collective. L’être humain ne se suffit pas à lui-même et il n’est pas autonome. Son être n’est pas isolé du reste. […] Réserver la responsabilité personnelle à des efforts privés est une confiscation idéologique qui porte atteinte à la responsabilité de la personne.»
L’Homo oeconomicus, c’est-à-dire l’être humain réduit à une marchandise, est la figure
de proue du monde néolibéral. Son slogan est: «L’argent, c’est ce qui compte. L’argent mène le monde […] Aucun geste de générosité ou d’affection n’a de valeur si cela ne se présente pas positivement pour les affaires. […] Les humains sont dotés d’un prix. Ce qui ne coûte rien, n’a pas de valeur.»
La représentation de l’Homo oeconomicus est matérialiste. C’est «la dernière marche
de la dégénération de l’homo sapiens». C’est une forme minable, «névrosée», avec un «horizon restreint» et une «vision amputée de l’humain», une «caricature de l’être humain réel», qui ne sait pas que la plus heureuse expérience humaine consiste à «aimer sans retour; à exprimer sa confiance sans exiger d’assurance; à se lancer alors même qu’il apparaît que ce n’est qu’une aventure sans lendemain et sans profit.» (Karl Rahner)
Les idées qui envahissent les têtes et les coeurs des humains Norbert Blüm pense qu’on taira son nouveau livre. Ce n’est pas surprenant et ne fait que démontrer où nous en sommes actuellement. En revanche, c’est une consolation de savoir qu’une idéologie fausse et imposée, ne correspondant pas à la réalité, ne peut se maintenir.
«Le capitalisme et le socialisme nous ont démontré que le matérialisme ne permet pas à l’humanité d’avancer. L’expérience pourrait nous faire gagner en intelligence.»
Il s’appuie sur la force des idées – mais il faut avant tout des gens qui s’impliquent pour ces idées: «Les gens qui se consacrent à une idée soulèvent des montagnes. L’idée du christianisme social est un grand espoir pour l’avenir; mais, sans le dévouement des humains, elles se perdent dans les sables.»
Très concrètement, Norbert Blüm expose à la fin de son livre une conception pour un monde du travail de plein-emploi, pour ceux qui le veulent. Non plus, essentiellement, dans la production, mais là où «les gens se rencontrent», un travail «qui sert aux gens», un travail qui se présente sous l’angle de cogestion et de copropriété. Et un système social
d’entraide solidaire. Il ne peut que suggérer. «Mon expérience propre m’a amené à considérer que les meilleurs objectifs sont ceux dont les gens sont convaincus qu’ils sont équitables. Des idées qui saisissent le coeur et la raison sont un élément puissant.» Sa dernière phrase du livre: «J’ai confiance en la force mondiale de l’équité. Elle gagne en puissance.»
Les faits tels qu’ils se présentent
Les chiffres ne sont pas capables d’expliquer notre monde, mais grâce à eux on peut se passer de mots. La fameuse liste des gens les plus riches, établie chaque année par la revue économique Forbes a connu en 2006 une nouvelle croissance, par la venue dans ce club de milliardaires de 102 nouveaux noms. 793 milliardaires sur notre planète se trouvent face à 3 milliards
d’humains qui n’ont pour vivre que moins de 2 dollars par jour, 1,3 milliard doivent
se contenter de moins de 1 dollar. Le terme milliard recouvre des réalités différentes: qu’il décrive ceux qui les ont en fortune ou ceux dont c’est simplement le nombre des malheureux. Les 38 pays les plus riches de cette terre, comprenant 1,2 milliard d’habitants ont tous ensemble un produit intérieur brut de 26,7 billions (en Europe un billion = 1000 milliards) de dollars. Les pays pauvres doivent se contenter de 4,8 billions de dollars à répartir sur 5,476 milliards d’êtres humains.
Si on compte par jour, on arrive pour les uns à un revenu moyen de 60,96 dollars
et pour les autres de 2,40. Dans notre pays [l’Allemagne] l’écart entre riches et pauvres est énorme. Le nombre de millionnaires n’a jamais augmenté aussi vite que dans les dernières années. En 1970, il y en avait 217 000, aujourd’hui ils sont plus de 1,5 million.
Les 358 familles les plus riches pos-sèdent la moitié de la fortune mondiale. Les 500 plus grandes entreprises privées du monde contrôlent 52% du produit social mondial. Les 500 multinationales
sont plus riches que les 133 pays les plus pauvres. Entre 1980 et 1995, la fortune globale des 100 plus grandes multinationales a crû de 700%. Ces chiffres ont été enjolivés au profit des riches et au détriment des pauvres. En effet, dans les chiffres concernant les pays pauvres on trouve aussi les revenus de leurs personnes les plus riches ce qui fait augmenter la moyenne. Cette dernière ne dit rien quant à l’étendue des données. Ce n’est qu’une moyenne arithmétique. Lorsque
la pauvreté et la richesse augmentent parallèlement, la moyenne reste la même. Cette dernière n’est donc pas fiable pour déterminer l’étendue de la différence entre riches et pauvres. Si une personne mange deux saucisses à rôtir et une autre aucune, la moyenne sera d’une saucisse
par personne, avec toutefois cette différence que l’un sera rassasié et l’autre affamé. L’écart entre riches et pauvres s’élargit. Les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. La fortune des milliardaires en dollars a augmenté de 57% entre 2003 et 2005. La différence de revenus entre les pays les plus riches et les plus pauvres ne cesse de croître. En 1820, l’intervalle était de 3 : 1, en 1950 il était de 35 : 1, en 1992 de 72 : 1. Dans 98 pays les revenus sont inférieurs à ceux d’il y a dix ans. En Afrique, ils se trouvent à 20% inférieurs au niveau d’il y a 25 ans.
Un milliard d’êtres humains n’a pas accès à l’eau propre. 600 millions ne vivent pas là où ils le voudraient du fait qu’ils ont été chassés ou qu’ils ont dû fuir. 30 000 personnes meurent chaque jour du fait de manque de nourriture et de boisson. Les enfants crèvent littéralement.
8000 enfants meurent chaque jour du fait de maladies qui auraient pu être évitées par la vaccination.
Pour beaucoup d’enfants, il n’y a pas de médecins, pas d’écoles, pour leurs parents
pas de travail. Il y a un manque dans tout ce qui est vital. 250 millions d’enfants sont contraints au travail et dans les mêmes régions 900 millions d’adultes sont au chômage. Les enfants plient sous la tâche, les parents sont condamnés à l’oisiveté à la maison. Les uns sont affamés, alors que d’autres sont de vrais pots de graisse. Doit-on parler d’une schizophrénie globale? Le monde est pris de folie. Les seules dépenses en Amérique (8 milliards de dollars) et en Europe (11 milliards d’euros) pour des glaces et des produits cosmétiques pourraient suffire à couvrir les frais nécessaires à l’enseignement primaire de 2 milliards d’êtres humains, et à leur fournir l’eau potable.
Un rien de plus de justice – pas plus –, et la misère ne serait plus de ce monde. L’être humain «le couronnement de la création», «enfant de Dieu» – homo sapiens – animal rationnel. Quelle discordance entre les belles paroles pour enjoliver l’être humain et la réalité de la détresse dans laquelle se trouve la plus grande partie de l’humanité. Nous sommes capables de transporter
des gens sur la lune, mais en même temps incapables de faire atterrir la justice
sur cette terre.
A quoi sert la sonde sur Mars, alors que les puits du Sahara sont à sec? L’être humain,
doté de raison, gaspille son intelligence dans des activités secondaires. Je ne participerai pas à la dispute sur les chiffres concernant la pauvreté. Car, même si les chiffres avancés étaient surfaits
– ce qui est peu probable – la misère est criante. Ya-t-il scandale quand un enfant
meurt de faim, ou bien en faut-il un million? Les chiffres, les statistiques, les diagrammes
sont un matériel mort. L’exigence de justice peut, par ces moyens, être soutenue, comme argument, mais ce n’est pas elle qui fera bouger les choses. C’est la conscience atavique des humains, d’avoir le droit d’être reconnus comme êtres humains, qui met le mouvement en marche. C’est un droit et non pas une aumône.
Tiré du livre de Norbert Blüm:
«Gerechtigkeit. Eine Kritik
des Homo oeconomicus», p. 15 sqq
http://www.voltairenet.org/IMG/pdf/HD_05_2007.pdf
L’équité à l’encontre du néolibéralisme et de la mondialisation
A propos du dernier livre de Norbert Blüm* – une critique fondée envers la CDU d’Angela Merkel
«Nous avons affaire à une économie qui s’oriente de plus en plus vers la dictature,
du fait qu’elle tente de contraindre tout le monde dans la logique économique.
Il s’agit pourtant, ici, d’une logique dévoyée […]. Un système économique qui allie régulièrement la croissance des profits avec les licenciements de personnel
n’est, à la longue, pas viable.»
Les humains ne l’accepteront pas.
Norbert Blüm
Norbert Blüm, né le 21 juillet 1935, membre du Mouvement catholique des employés; de 1977 à 1987 président, au niveau fédéral, des commissions sociales du salariat chrétien-démocrate; de 1982 à 1998 ministre du Travail et des Affaires sociales.
Les riches et les puissants font la cour à Angela
Merkel. Elle put, au forum économique de Davos, et cela pour la seconde fois consécutivement,
tenir le discours d’ouverture le 24 janvier. Ce discours montre bien pourquoi on se précipite aux pieds d’Angela Merkel. L’air de ne pas y toucher, elle prétend que la mondialisation
est une bonne chose, une véritable
chance et non pas un risque. L’unification du monde a toutefois besoin de cadres politiques.
Par exemple «plus de liberté». Pour Mme Merkel, cela signifie une extension du marché commun européen avec ses quatre principes de mondialisation: un commerce des biens et des services sans entraves, déplacement sans limites des humains, et surtout liberté de circulation
des capitaux. Et tout particulièrement: «une interpénétration économique accrue entre l’UE et les USA». («Neue Zürcher Zeitung» du 25 janvier) Merkel rêve d’une «structure semblable
au grand marché». (ibidem)
Merkel s’engage pour cette idéologie de l’Homo oeconomicus.
En revanche, le livre de Norbert Blüm, celui qui fut pendant 16 ans ministre du travail
et des affaires sociales en Allemagne, intitulé «Justice sociale. Une critique de l’Homo oeconomicus», va en sens opposé.
Blüm appartient au même parti qu’Angela
Merkel, mais un monde les sépare quant à leur vision de l’humanité, et ce n’est pas d’aujourd’hui.
Un comportement fait de droiture
L’auteur du présent article se souvient de l’automne 1973. Il était alors délégué, au plan national, du Cercle chrétien des Etudiants démocratiques (RCDS). L’assemblée se tint quelques semaines après le coup d’Etat sanglant
de Pinochet contre le gouvernement chilien
légitime. A l’intérieur du RCDS, proche de la CDU, les critiques qui s’étaient élevées contre ce putsch, organisé par la CIA, avaient été mal vues. De ce fait la prise de position de Norbert Blüm fut controversée. En effet, ce dernier ne s’en était pas tenu à la ligne informelle
du parti. Le droit lui paraissait plus important.
Il fit front et dénonça ce coup d’Etat. Cette prise de position est restée gravée dans la mémoire de l’auteur du présent article.
Dans son dernier livre, Blüm relate un événement,
soit une rencontre avec Pinochet lui-même, au cours de laquelle il dénonça, sans se gêner, les méthodes brutales de tortures de la part du régime et exigea plus de justice.
Norbert Blüm sut montrer son caractère dans une autre question. Depuis 2002, il s’engage
fortement pour les Palestiniens dans les régions occupées et, dans ce sens, il entreprit plusieurs voyages, en commun avec Rupert Neudeck, en Palestine. Blüm critique ouvertement
l’occupation israélienne et ne se laisse pas contraindre par d’éventuelles polémiques. La justice n’est pour lui, véritablement, pas qu’une question de discussion intellectuelle, mais une affaire de réalisations concrètes, de mise en pratique des idées fondamentales concernant
la communauté de vie des humains.
Le livre de Blüm contient un préambule et 6 chapitres.
Les chapitres sont intitulés «Quelles sont les motivations de ce monde?», «Equité», «Conceptions de l’homme», «Le néolibéralisme
», «La marchandisation de la vie» et «Un regard circulaire».
Le micro- et le macrocosme
de la mondialisation
Le préambule permet de jeter un regard tant sur le microcosme que sur le macrocosme de la mondialisation. Dans le triangle géographique
comprenant le Brésil–l’Argentine–le Paraguay
on construit un immense barrage. Blüm nomme ce projet «une symbiose entre la folie des grandeurs et la plaisanterie». Nous avons des exemples identiques dans le monde entier
– et précisément dans les pays qui sont le plus soumis au pillage. Des affiches publicitaires
surdimensionnées, des films et des émissions télévisées présentant le monde sous ses couleurs les plus vives, un spectacle abject d’éblouissement et de richesse. Blüm s’en tient à la réalité: «Malheureusement, on trouve derrière la façade du progrès l’image de la misère: exploitation, oppression, mépris des gens.» A vue d’homme de ce gigantesque barrage,
on assiste à la prostitution enfantine, au meurtre d’enfants. Les riches du pays vivent, isolés, dans des villas transformées en fortins. «Les gens ne veulent pas voir ce qui se passe en dehors» et «envoient leurs filles à l’école supérieure du commerce à Saint-Gall.»
Il existe des conventions internationales contre la misère. Mais tant qu’elles resteront collées au papier et que le nombre de ceux qui souhaitent les voir appliquées reste aussi modeste, il ne se passera rien.
Blüm cite aussi les chiffres du macrocosme.
Par exemple: «793 milliardaires
dans le monde se trouvent face à 3 milliards
d’êtres humains qui doivent vivre avec moins de 2 dollars par jour, dont 1,3 milliard
avec moins de 1 dollar par jour.» Ou bien «Dans 98 pays, les revenus sont moindres
qu’il y a dix ans.» Ou bien «1 milliard de gens n’ont pas accès à l’eau propre.» Ou bien «30 000 personnes meurent chaque jour parce qu’elles n’ont rien à manger ou rien à boire.» Ou bien «Les seules dépenses en Amérique (8 milliards de dollars) et en Europe (11 milliards
d’euros) pour les glaces et les produits
cosmétiques pourraient couvrir les frais pour assurer une éducation scolaire primaire et de l’eau propre à 2 milliards d’humains.» Ou bien, plus loin dans le livre: «Lorsque le cours quotidien des actions en bourse se modifie
de seulement 1%, c’est 400 milliards de dollars qui se répartissent, sans bruit. C’est trois fois autant que le salaire gagné ce jour-là par tous les travailleurs du monde.» Ou bien «La mondialisation est le jouet exclusif
d’une minorité de privilégiés, qui se prend pour l’humanité.»
L’aspiration à l’équité
«Les humains ne sont pas satisfaits du monde dans lequel ils vivent.» Cette phrase se trouve au début du 1er chapitre. Et à la fin de la première
section on trouve: «Une vie réussie et honnête dans une société juste et bonne est le bonheur vers lequel nous tendons.»
En réponse à la question «Comment voulons-
nous vivre ensemble?», Blüm rappelle les conquêtes spirituelles de l’histoire de l’humanité.
«La volonté de justice traverse toute l’histoire de l’humanité», et «L’équité est la marque de l’humanité», et: «La volonté de justice s’affirme d’autant plus que le monde apparaît dans son aspect le plus sombre», et:«les puissants doivent pouvoir être jaugés à l’aune de l’équité», et: «Ce n’est pas la loi du plus fort qui représente la justice […], la justice […] est l’arme des faibles. Les forts n’en ont pas besoin. Les forts et les faibles ne peuvent vivre ensemble que sous la protection
de l’équité», et: «Chacun a droit à la justice et personne ne doit être repoussé», et: «Le principe fondamental de l’équité est simple: reconnaître à chaque être humain sa dignité».
Equité: vertu et principe de société
L’équité est une vertu personnelle et un principe de société pour la formation des institutions
qui apportent de l’ordre dans la vie commune des humains. «Sans vertu, l’équité reste un voeu pieux, sans institutions justes, l’équité reste sans effet.»
L’équité n’a rien à voir avec une «philosophie de l’utilité». «Toute l’histoire de la philosophie,
d’Aristote à Kant s’inscrit en faux contre un tel dévoiement de la morale. Chaque
être humain doit être vu sous l’angle d’une fin et non pas de moyen.» C’est pourquoi,
l’équité ne pourra jamais accepter la «violation des droits humains».
Ces phrases sont d’une actualité brûlante face à la politique de puissance et de conquête
actuelle, au fait que le droit des peuples et des humains est piétiné!
La doctrine de l’équité évoquée par Blüm, en quoi il s’appuie sur la doctrine sociale chrétienne, comporte d’autres conséquences pratiques: en premier lieu pour l’organisation
économique dans un pays et dans le monde. L’inégalité scandaleuse entre les êtres humains, l’égoïsme féroce des profiteurs et la radicalisation de la conception du marché sont profondément injustes – et sont en contradiction avec les connaissances quant à la nature de l’être humain.
Dans la conclusion pastorale du deuxième concile du Vatican «Gaudium et spes» on peut lire: «L’ordre social et son évolution doivent s’orienter constamment dans le sens du bien-être des gens, car l’ordre des choses doit se mettre au service de l’ordre des personnes et pas inversement.»
Qu’est-ce que l’être humain?
Une personne!
Mais qu’en est-il de «l’ordre de la personne», de l’être humain?
Ce n’est pas une petite roue dentée, échappée
ou enfermée dans un collectif. On trouve ceci dans «Gaudium et Spes»: «L’être humain
est dans sa nature profonde un être sociable et il ne peut ni vivre ni s’épanouir sans relation aux autres.» L’être humain est aussi bien un individu qu’un être social. L’être humain est une personne:
«Le personnalisme présente la ‹personne› qui se développe dans des relations humaines, en lieu et place d’un «Weltgeist» ou d’une matière sans âme. Ce ‹quelqu’un› est unique, mais pas seul». «Le fait d’être une personne signifie que je ne peux pas être exploité par quelqu’un d’autre, mais que je suis une fin en soi», ainsi s’exprima le philosophe religieux Romanoa Guardini. L’être humain n’est pas à disposition.
Norbert Blüm nous rappelle la question biblique: « Qu’as-tu fait au moindre de mes frères
et soeurs?» – et par là à la position de l’être humain dans le monde: «On ne demande pas à l’humain de justifier ce qu’il a entrepris pour soi-même, mais pour les autres.»
Les «anciens» néolibéraux de l’économie de marché sociale
La politique, l’ordre économique doivent être jaugés à cette conception. Les pères de l’économie de marché sociale le savaient. Blüm parle de l’«ancien» néolibéralisme et entend par là des scientifiques et des politiciens comme Walter Eucken, Franz Böhm, Alexander Rüstow, Wilhelm Röpke et Alfred Müller-Armack, mais aussi, d’une certaine façon l’ancien ministre allemand de l’économie et chancelier Ludwig Erhard. Ces personnalités s’étaient engagées contre un ordre économique dirigé par les multinationales et pour une véritable concurrence dans le cadre d’un ordre économique orienté vers le bien-être général de la société, pour une «troisième
voie» entre le communisme et le capitalisme. Il en va tout différemment avec le «nouveau
» néolibéralisme: «L’ancien libéralisme fut une conception de la société». Le ‹nouveau›
libéralisme s’est dévoyé pour devenir une ‹conception commerciale›.» Le profit est le «dieu des néolibéraux». «La communauté se dissout, la société est atomisée. Tout ce qui est durable a vieilli. La morale n’est plus qu’une concertation à terme. Les structures ne sont plus que des condensés qui s’évaporent comme des gouttes de pluie sous les rayons de soleil. […] La libéralisation est comprise comme déchaînement, la mondialisation comme marginalisation. […] Le néolibéralisme n’est, dans sa substance, rien d’autre qu’une idéologie d’une férocité sans borne.»
Le «nouveau» néolibéralisme: Une révolution culturelle, de l’argent, encore de l’argent, toujours plus d’argent Les trois principes du néolibéralisme sont: «dérégulation, concurrence et baisse des coûts». On peut y ajouter: la destruction d’un Etat, orienté vers le bien-être de sa population, et de ses missions; à la place, on met la course au profit dans tous les domaines d’existence, y compris les brevets privés pour les gènes et les cellules pour le «contrôle et l’utilisation du processus vital» – l’évocation prend le nom de «privatisation». Quant à l’être humain, déraciné,
il s’appelle «l’homme flexible», le «nomade» à la recherche d’un emploi.
C’est une révolution culturelle: «Comme Mao et ses disciples, les néolibéraux se débarrassent
de tout: la tradition, les conventions, les valeurs. […] Les nouveaux néolibéraux sont des maoïstes disparus de la circulation pour réapparaître dans les universités allemandes.
Comme leur maître secret Mao Zedong en 1974, ils combattent, trois décennies plus tard, les quatre maux: une vieille culture, une vieille façon de penser, de vieilles moeurs, de vieilles coutumes.» Leur personne idéale est un «autiste hédoniste». Ceux qui restent en rade n’ont droit qu’à des aumônes. Mais ni aumônes, ni prestations sociales ne remplacent l’équité. «L’inéquité ouvre de telles plaies que l’assistance ne peut suivre pour fournir les pansements.»
C’est véritablement alarmant d’entendre Blüm dénoncer la soumission de la «nouvelle
» CDU d’Angela Merkel, mais aussi celle des évêques catholiques allemands «modernes
» à cet état d’esprit d’aujourd’hui. Quand on dit «liberté» –est-ce celle des milliardaires?
«Plus de justice par plus de liberté» est le titre d’un projet de programme sur les principes
pour la CDU. Commentaire de Blüm: «Quelle nouvelle justice peut sortir de cet accroissement
de libertés? Plus de liberté pour le capitalisme financier, qui domine la mondialisation,
donne, il est vrai, une ‹nouvelle›, une autre justice, mais point en conformité avec celle entendue par le christianisme. ‹Plus de liberté pour Bill Gates› pour qu’il puisse ajouter quelques dollars à sa fortune personnelle de 55 milliards de dollars, tout en passant, en ce qui concerne le nombre de ses employés, occupés chez lui comme force d’appoint, du tiers des effectifs à la moitié? Est-ce que la multiplication de cette liberté à la Bill Gates se trouve être la justice dont on parle ici?»
Les évêques allemands avaient exigé en 2004: «Repenser le fait social». L’ancienne pensée sociale, estimaient les évêques, s’était développée vers une exigence «de mise en place d’une normalité toujours plus confortable». Alors Blüm s’interroge: «Le chômeur, qui a envoyé sans succès 200 demandes d’emploi, ne ressent pas sa situation comme ‹une normalité confortable›. Dans l’Etat social allemand, on a, au cours des dernières 20 années, plus réduit qu’ajouté. Où vivent les rédacteurs de tels textes?». Blüm met le doigt sur la personne à qui les évêques avaient confié la rédaction de leur texte: Hans Tietmeyer, l’ancien président de la «Deutsche Bundesbank» (Banque centrale allemande). Et Blüm cite les faits sur le plan social allemand:«11 millions de personnes dans notre pays sont pauvres ou en passe de tomber dans la pauvreté. 7 millions vivent au niveau de l’aide sociale, 5 millions n’ont pas de travail et 3 millions sont trop endettés. […] 10% de la population possèdent en Allemagne près de 47% de la fortune, et 50% doivent
se contenter de 3,8% de la fortune. […] Selon Caritas la fraude fiscale coûte à l’Etat allemand 65 milliards d’euros. Les abus dans l’aide sociale ne s’élèvent qu’à 120 millions d’euros.»
L’Homo oeconomicus n’est qu’une caricature de l’être humain
Blüm s’oppose à l’utilisation du terme de «responsabilité personnelle»: «Nous ne pouvons
atteindre la responsabilité personnelle qu’au travers de la responsabilité collective. L’être humain ne se suffit pas à lui-même et il n’est pas autonome. Son être n’est pas isolé du reste. […] Réserver la responsabilité personnelle à des efforts privés est une confiscation idéologique qui porte atteinte à la responsabilité de la personne.»
L’Homo oeconomicus, c’est-à-dire l’être humain réduit à une marchandise, est la figure
de proue du monde néolibéral. Son slogan est: «L’argent, c’est ce qui compte. L’argent mène le monde […] Aucun geste de générosité ou d’affection n’a de valeur si cela ne se présente pas positivement pour les affaires. […] Les humains sont dotés d’un prix. Ce qui ne coûte rien, n’a pas de valeur.»
La représentation de l’Homo oeconomicus est matérialiste. C’est «la dernière marche
de la dégénération de l’homo sapiens». C’est une forme minable, «névrosée», avec un «horizon restreint» et une «vision amputée de l’humain», une «caricature de l’être humain réel», qui ne sait pas que la plus heureuse expérience humaine consiste à «aimer sans retour; à exprimer sa confiance sans exiger d’assurance; à se lancer alors même qu’il apparaît que ce n’est qu’une aventure sans lendemain et sans profit.» (Karl Rahner)
Les idées qui envahissent les têtes et les coeurs des humains Norbert Blüm pense qu’on taira son nouveau livre. Ce n’est pas surprenant et ne fait que démontrer où nous en sommes actuellement. En revanche, c’est une consolation de savoir qu’une idéologie fausse et imposée, ne correspondant pas à la réalité, ne peut se maintenir.
«Le capitalisme et le socialisme nous ont démontré que le matérialisme ne permet pas à l’humanité d’avancer. L’expérience pourrait nous faire gagner en intelligence.»
Il s’appuie sur la force des idées – mais il faut avant tout des gens qui s’impliquent pour ces idées: «Les gens qui se consacrent à une idée soulèvent des montagnes. L’idée du christianisme social est un grand espoir pour l’avenir; mais, sans le dévouement des humains, elles se perdent dans les sables.»
Très concrètement, Norbert Blüm expose à la fin de son livre une conception pour un monde du travail de plein-emploi, pour ceux qui le veulent. Non plus, essentiellement, dans la production, mais là où «les gens se rencontrent», un travail «qui sert aux gens», un travail qui se présente sous l’angle de cogestion et de copropriété. Et un système social
d’entraide solidaire. Il ne peut que suggérer. «Mon expérience propre m’a amené à considérer que les meilleurs objectifs sont ceux dont les gens sont convaincus qu’ils sont équitables. Des idées qui saisissent le coeur et la raison sont un élément puissant.» Sa dernière phrase du livre: «J’ai confiance en la force mondiale de l’équité. Elle gagne en puissance.»
Les faits tels qu’ils se présentent
Les chiffres ne sont pas capables d’expliquer notre monde, mais grâce à eux on peut se passer de mots. La fameuse liste des gens les plus riches, établie chaque année par la revue économique Forbes a connu en 2006 une nouvelle croissance, par la venue dans ce club de milliardaires de 102 nouveaux noms. 793 milliardaires sur notre planète se trouvent face à 3 milliards
d’humains qui n’ont pour vivre que moins de 2 dollars par jour, 1,3 milliard doivent
se contenter de moins de 1 dollar. Le terme milliard recouvre des réalités différentes: qu’il décrive ceux qui les ont en fortune ou ceux dont c’est simplement le nombre des malheureux. Les 38 pays les plus riches de cette terre, comprenant 1,2 milliard d’habitants ont tous ensemble un produit intérieur brut de 26,7 billions (en Europe un billion = 1000 milliards) de dollars. Les pays pauvres doivent se contenter de 4,8 billions de dollars à répartir sur 5,476 milliards d’êtres humains.
Si on compte par jour, on arrive pour les uns à un revenu moyen de 60,96 dollars
et pour les autres de 2,40. Dans notre pays [l’Allemagne] l’écart entre riches et pauvres est énorme. Le nombre de millionnaires n’a jamais augmenté aussi vite que dans les dernières années. En 1970, il y en avait 217 000, aujourd’hui ils sont plus de 1,5 million.
Les 358 familles les plus riches pos-sèdent la moitié de la fortune mondiale. Les 500 plus grandes entreprises privées du monde contrôlent 52% du produit social mondial. Les 500 multinationales
sont plus riches que les 133 pays les plus pauvres. Entre 1980 et 1995, la fortune globale des 100 plus grandes multinationales a crû de 700%. Ces chiffres ont été enjolivés au profit des riches et au détriment des pauvres. En effet, dans les chiffres concernant les pays pauvres on trouve aussi les revenus de leurs personnes les plus riches ce qui fait augmenter la moyenne. Cette dernière ne dit rien quant à l’étendue des données. Ce n’est qu’une moyenne arithmétique. Lorsque
la pauvreté et la richesse augmentent parallèlement, la moyenne reste la même. Cette dernière n’est donc pas fiable pour déterminer l’étendue de la différence entre riches et pauvres. Si une personne mange deux saucisses à rôtir et une autre aucune, la moyenne sera d’une saucisse
par personne, avec toutefois cette différence que l’un sera rassasié et l’autre affamé. L’écart entre riches et pauvres s’élargit. Les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. La fortune des milliardaires en dollars a augmenté de 57% entre 2003 et 2005. La différence de revenus entre les pays les plus riches et les plus pauvres ne cesse de croître. En 1820, l’intervalle était de 3 : 1, en 1950 il était de 35 : 1, en 1992 de 72 : 1. Dans 98 pays les revenus sont inférieurs à ceux d’il y a dix ans. En Afrique, ils se trouvent à 20% inférieurs au niveau d’il y a 25 ans.
Un milliard d’êtres humains n’a pas accès à l’eau propre. 600 millions ne vivent pas là où ils le voudraient du fait qu’ils ont été chassés ou qu’ils ont dû fuir. 30 000 personnes meurent chaque jour du fait de manque de nourriture et de boisson. Les enfants crèvent littéralement.
8000 enfants meurent chaque jour du fait de maladies qui auraient pu être évitées par la vaccination.
Pour beaucoup d’enfants, il n’y a pas de médecins, pas d’écoles, pour leurs parents
pas de travail. Il y a un manque dans tout ce qui est vital. 250 millions d’enfants sont contraints au travail et dans les mêmes régions 900 millions d’adultes sont au chômage. Les enfants plient sous la tâche, les parents sont condamnés à l’oisiveté à la maison. Les uns sont affamés, alors que d’autres sont de vrais pots de graisse. Doit-on parler d’une schizophrénie globale? Le monde est pris de folie. Les seules dépenses en Amérique (8 milliards de dollars) et en Europe (11 milliards d’euros) pour des glaces et des produits cosmétiques pourraient suffire à couvrir les frais nécessaires à l’enseignement primaire de 2 milliards d’êtres humains, et à leur fournir l’eau potable.
Un rien de plus de justice – pas plus –, et la misère ne serait plus de ce monde. L’être humain «le couronnement de la création», «enfant de Dieu» – homo sapiens – animal rationnel. Quelle discordance entre les belles paroles pour enjoliver l’être humain et la réalité de la détresse dans laquelle se trouve la plus grande partie de l’humanité. Nous sommes capables de transporter
des gens sur la lune, mais en même temps incapables de faire atterrir la justice
sur cette terre.
A quoi sert la sonde sur Mars, alors que les puits du Sahara sont à sec? L’être humain,
doté de raison, gaspille son intelligence dans des activités secondaires. Je ne participerai pas à la dispute sur les chiffres concernant la pauvreté. Car, même si les chiffres avancés étaient surfaits
– ce qui est peu probable – la misère est criante. Ya-t-il scandale quand un enfant
meurt de faim, ou bien en faut-il un million? Les chiffres, les statistiques, les diagrammes
sont un matériel mort. L’exigence de justice peut, par ces moyens, être soutenue, comme argument, mais ce n’est pas elle qui fera bouger les choses. C’est la conscience atavique des humains, d’avoir le droit d’être reconnus comme êtres humains, qui met le mouvement en marche. C’est un droit et non pas une aumône.
Tiré du livre de Norbert Blüm:
«Gerechtigkeit. Eine Kritik
des Homo oeconomicus», p. 15 sqq
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