Jacques Duboin (1878 -- 1976), choquée par la grande crise de 1929, a développé une théorie économique qui en vaut une autre ! Dans les extraits de " la grande relève ", mensuel de réflexion socio-économique fondée en 1934 et dirigé aujourd'hui par sa fille, on voit que les problèmes du capitalisme était à peu près les mêmes dans les années 30 qu'aujourd'hui. Il m'arrive parfois de penser que si Hitler n'avait pas existé, le capitalisme serait peut-être déjà mort depuis quelques temps. Avec des si... mais enfin, s'il n'y avait pas eu l'interlude 1939-45 et ensuite les " trente glorieuses" on peut, je crois, se poser légitimement la question.
[...] d'un côté, surproduction, débouchés saturés, matières premières gaspillées ; de l'autre, malnutrition, famine, misère morale et chômage. Or les économistes prétendaient qu'il s'agissait d'un déséquilibre momentané entre l'offre et la demande, d'une de ses crises conjoncturelles," cyclique", qui se produisent quand on a produit trop, ou trop vite, mais que la loi du marché finit toujours par résorber. Bien au contraire, démontre J. Duboin dans une " lettre à tout le monde" paru en 1938, c'est une crise structurelle, [...] " nous faisons fausse route parue en 1931" en nous accrochant à nos habitudes économiques et financières, au point de les confondre avec des lois naturelles, immuables, quand elles s'avèrent dépassées : " résoudre la crise, dans l'esprit hélas ! De la majorité des hommes, consiste à revenir aux conditions d'autrefois"(extrait de " le fascisme ne résout pas la crise", article paru le 8 janvier 1937 dans le journal l'œuvre) [...] les Etats industrialisés recensaient alors 30 millions de chômeurs [...]. Cependant, et à seule fin d'en maintenir les cours, on entreprit systématiquement et légalement de détruire des denrées ou de les rendre impropres à la consommation, au mépris des besoins insolvables et sans le moindre souci écologique du gâchis que constitue de telles destructions. À l'époque où, d'après les statistiques de la SDN, une somme équivalant à 110 milliards de fois le montant du salaire minimum français était consacré à des commandes d'armement, la France ne trouvait pas les moyens d'assurer la retraite de ses vieux travailleurs. J. Duboin entreprend alors une vaste campagne. Il se révolte non seulement sur le plan moral, écœuré qu'on détruise des biens quand des gens, à côté, manquent de tout, mais aussi sur le plan écologique, devant le gâchis que ces destructions représentent, et enfin sur le plan purement économique car son expérience de financier, de banquier, de secrétaire d'état au trésor lui permet d'affirmer que toutes ces absurdités ont une cause commune et qu'il serait possible d'y mettre fin, pourvu qu'on acceptât d'évoluer. Il fonde une association, un mensuel. D'autres associations se créent parallèlement. Tous dénoncent l'absurdité criminelle dont les Etats atteints par la récession se rendent coupable en décidant d'intervenir sur le marché pour " l'assainir", obligeant ainsi les contribuables à payer collectivement ce qu'ils ne peuvent plus acheter, tandis qu'un nombre croissant d'économiquement faibles pour cause de chômage se trouvent exclus du marché. Le Brésil est cité, par exemple, parce qu'il brûla à l'époque six millions de tonnes de café.---- Ça me rappelle une expression, quand on dit de quelqu'un qu'il exagère " c'est un peu fort de café ! ".---- le président Roosevelt, qui fit verser aux fermiers américains de fortes indemnités pour qu'ils laissent en friches leurs terres cultivables. En ce qui concerne la France, Duboin et ses amis dressent, au fur et à mesure, la liste des lois et décrets votés par les députés et par les sénateurs pour " lutter contre l'abondance" du blé (24-12-34 et 27-9-38), du vin (30-7-35 et 17-6-38), du poisson (21-11-35), de l'ensemble des récoltes (30-10-35), de l'électricité (30-10-35), des chaussures (23-3-36), de la viande (24-4-36), du sucre (27-8-37), des bananes produites dans nos colonies (31-12-38)... Ils intentent même, sans résultat, un procès contre l'État pour préjudices causés aux consommateurs par ces destructions et entraves à la production. J. Duboin a beau expliquer que la grande relève est une véritable " libération parue en 1937" qui est à la portée des pays développés, puisqu'ils détiennent les moyens matériels de s'affranchir des contraintes du travail de production pour se consacrer désormais et de plus en plus à des activités épanouissantes, librement choisies. Mais il faut pour cela que la machine y soit mise au service de l'homme, au lieu de l'exclure, il faut adapter les mécanismes de l'économie aux possibilités de notre temps. Il faut maîtriser l'économie et non plus se laisser dominer par ses soi-disant " lois", quand celles-ci se révèlent obsolètes. Il n'est pas mieux compris quand il explique que la croissance du nombre d'exclus favorise la montée du fascisme, de même quand il prévient que la course aux armements ne permet de relancer l'économie qu'au prix d'une échéance redoutable. Peine perdue. Ces avertissements, pourtant repris par des milliers d'adhérents, n'arrive pas à empêcher cette destruction encore plus radicale : la guerre, qui transforme les millions de chômeurs en millions de soldats puis en millions de morts. Financiers, politiciens et économistes trouvent alors, miraculeusement, les moyens de financer et les armements, et les soldats. Les destructions et les reconstructions qui suivent assainissent les marchés et restaurent les profits. La crise est oubliée.
L'analyse distributiste
Le système capitaliste, qui gouverne actuellement notre beau monde (et y a suscité, reconnaissons-le, de prodigieux développements) et basé sur l'échange marchand, dans lequel l'équilibre entre production et consommation est supposé s'établir toujours, spontanément, automatiquement, en vertu de la loi de l'offre et de la demande. Et cet équilibre s'étend tout aussi naturellement à l'ensemble de l'économie depuis qu'un économiste classique, en énonçant les principes du libéralisme économique, a affirmé que l'offre crée la demande : c'est la loi des débouchés. Il suffit pour cela, mais c'est une règle absolue, de laisser-faire, de ne jamais intervenir, d'aucune manière... Dans un pays entré dans l'ère de l'abondance ce n'est plus possible. Un nombre croissant de gens se trouvent dans l'impossibilité de se placer sur le marché du travail et n'ont par conséquent plus de source de pouvoir d'achat. Et comme c'est d'autant de clients qui disparaissent, la machine économique est irrémédiablement enrayée par d'innombrables réactions en chaîne. Dans ce système, il faut vendre et vendre le plus cher possible. Or, lorsqu'il devient abondant, un produit perd de sa valeur marchande -- signalons que dans les années 30, le marketing était tout juste émergeant --. Alors pour maintenir le profit, on cherche à en maintenir la rareté et c'est la lutte entre "rareté et abondance" (écrits en 1944). Après le répit apporté par la seconde guerre mondiale, cette lutte s'est encore développée et officiellement organisée au niveau européen : c'est le principe même de la PAC, cette politique agricole commune dont on s'aperçoit aujourd'hui qu'elle nous a coûté des sommes astronomiques, sans avoir résolu le problème : la production agricole continue à créer des "surplus", c'est-à-dire plus que les besoins solvables -- et même plus que les besoins réels --, tandis que n'a cessé de croître le nombre des agriculteurs acculés à la faillite. Dans le même temps le nombre d'exclus qui n'ont rien à manger amène Coluche à créer les restos du cœur. Cette obstination à vouloir maintenir à tout prix un système devenu catastrophique s'est manifestée d'abord dans le secteur agricole... Maintenant, ce sont les biotechnologies qui sont prêtes à opérer une nouvelle coupe sombre dans l'emploi agricole. Les conséquences en seront dramatiques si les derniers agriculteurs cessent d'entretenir la terre parce qu'elle n'est plus "rentable". Après les mines et la sidérurgie, vint le tour du secteur industriel où les nouvelles technologies remplacèrent le bras de l'homme par un automate, lui-même commandé, géré, surveillé par des microprocesseurs. Libération ? -- on aurait pu alors se dire que c'était la fin du travail ? -- hélas, non, parce qu'on veut toujours que s'applique le principe :"tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" ! On aboutit ainsi à cette conclusion stupide : "il faut créer des emplois", sans le moindre souci de leur utilité. Toutes les victimes de "dégraissages pour cause économique" se retournent donc vers le tertiaire... ou l'informatique a très rapidement permis d'automatiser bien des taches. Que faire ? Une idée s'impose : puisque le nombre de clients diminue, il faut créer des services pour aller à leur recherche. Alors nait une jungle où la lutte est de tous les instants, où tous les coups sont bons pourvus qu'ils permettent de supplanter l'autre, où tous les moyens sont mobilisés à cette seule fin. Il faut être un battant : dans un cours de gestion ou de marketing, on vous forme au combat et on vous dresse à considérer que l'objectif, c'est la vente ; la cible, le client ; la récompense, l'argent. Ainsi, dans ce système dit libéral, les jeunes et tous ceux qui ont fait l'objet d'un "dégraissage pour cause économique" n'ont pas d'autre perspective que de monter sur ce ring qu'on appelle la compétitivité.
Pollution morale
La publicité génère la "société de consommation" et inflige, avec les moyens considérables dont elle dispose, une insupportable tentation à ceux qui n'y ont pas accès (une des causes principales de la délinquance). Evidemment, comme dans ce système ou un individu dont le porte-monnaie est vide n'existe pas, on cherche à susciter de nouveaux besoins et on crée du superflu pour ceux qui ont déjà le nécessaire. Les pays riches ont asservi les pays pauvres, dévoyé leurs cultures en leur faisant miroiter des profits, qu'ils n'ont pas obtenu car l'abondance de leurs exportations en a fait chuter les cours, fixés, par les pays riches. On utilisera les ressources la technologie pour mettre au point des appareils destinés à être vite remplacés et la mode incitera à les renouveler le plus souvent possible. Le souci de l'environnement est perçu comme une contrainte -- ceci est un point très important. En effet, il est impossible de concilier écologie et économie capitaliste --. D'autres emplois ont été inventés, dont la pollution envahit les cerveaux, plus sournoisement que les phosphates n'infiltrent la nappe phréatique. Ces "tour operators", ces conseillers, ces intermédiaires et animateurs en tout genre, qui, sous prétexte de les aider à profiter de leurs loisirs, privent leurs clients de leur autonomie, leur font perdre tout esprit d'initiative, tout libre arbitre et tout jugement personnel. Les jeux télévisés sont encore des moyens de tirer profit des loisirs ou des rêves d'un public captif. Donc d'un côté, tant de moyens, d'effort et d'ingéniosité sont déployés pour faire du pognon et de l'autre l'éducation et les services de santé manifestent des besoins criants.
Le nœud gordien
Pour investir dans une entreprise il faut s'adresser une banque qui exige l'assurance que l'entreprise sera en mesure de la rembourser avec intérêts et dans un délai limité. Si elle a cette assurance, ou une caution équivalente, la banque crée l'argent nécessaire, sous forme de crédits. Alors, seules les entreprises lucratives peuvent trouver un financement dans le système, quel que soit, d'ailleurs, leur utilité sociale. La création monétaire est le comble des aberrations engendrées par le système. Elle a cessé d'être le droit régalien du pouvoir politique, et ne résulte donc pas de décision résultant d'un débat. Les banques privées ont reçu le privilège de créer, sous forme de crédits, des sommes qui peuvent atteindre jusqu'à 10 fois le montant des dépôts qui leur sont confiés. Les déréglementations initiées par Reagan au début des années 80 ont encore élargi ces privilèges en même temps qu'ils ont permis les transactions boursières les plus invraisemblables. Les flux monétaires entre les sept pays les plus riches du monde s'élevaient en 1991 à 420 milliards $/jour alors que le commerce international ne correspondait alors qu'à 12,4 milliards $/jour.
L'impôt
L'État a théoriquement institué l'impôt pour financer les besoins collectifs et répartir les biens et les richesses. Aujourd'hui, l'impôt pénalise celui qui travaille "pour gagner sa vie" car il ne sait pas s'organiser pour éluder l'impôt -- le nanti, lui, s'organise pour mettre son argent dans des paradis fiscaux et grâce au conseil de fiscalistes il connaît toutes les ficelles afin d'éluder l'impôt. La théorie Malthusienne préconise qu'il vaut mieux prendre aux pauvres car ils sont plus nombreux. Les multinationales et financiers internationaux spéculent sur les marchés des changes et leur bénéfice est détaxé. La banque "joue" l'argent de ses clients. Quand elle gagne c'est pour elle, quand elle perd c'est pour nous -- le contribuable paiera la facture. Remplaçons l'impôt sur le revenu par une taxe sur les plus-values ! Taxons ce qui détruit la planète. Taxons ce qui fait du tort à l'individu. Taxons l'argent qui ne circule pas. Détaxons les revenus du travail. Détaxons les produits de première nécessité. Offrons à tous un dividende social rien que parce qu'il existe et qu'il a droit une vie digne.
Le progrès et le travail
Les politiques parlent du chômage à résorber et du plein emploi à rétablir. Utopie, mensonge, bêtise ou incompétence ? La politique et l'art de rendre possible ce qui est nécessaire et l'économie politique se doit de tendre à équilibrer harmonieusement "production" et "consommation". L'évolution de la société nous empêche d'apporter notre contribution à la production en créant des machines et les ordinateurs qui travaillent aujourd'hui à notre place. Et, c'est tant mieux ! Nous sommes donc les bénéficiaires en tant qu'héritier et légataire universel de toute l'humanité qui nous a précédés. Dès lors, cessons de perdre notre vie à la gagner et revendiquons le maintien de notre pouvoir d'achat plutôt que le droit au travail. Bien sûr, l'oisiveté est la mère de tous les vices et tout être humain éprouve naturellement le besoin de créer et de réaliser pour pouvoir s'exprimer. Mais un travail inutile, répétitif ou polluant avili, dénature l'être humain et engendre dépressions et maladies de civilisation. Les robots et les ordinateurs peuvent réaliser à notre place la plus grande partie du travail productif et répétitif nécessaire à notre bien-être. Mais, l'équilibre économico-social est rompu. Autrefois, celui qui ne possédait que sa force de travail n'avait donc que son salaire pour participer à la consommation. Aujourd'hui, le travail est spolier par les machines, mais les machines peuvent-elles nous voler aussi la consommation ? Nous devons adapter nos outils de régulation économique à la réalité actuelle, pour permettre à tous de participer activement à l'amélioration de la qualité de la vie. La société doit pouvoir payer une mère qui décide de se consacrer entièrement à l'éducation de ses enfants (pas plus de 2 ou 3), payer celui qui décide de consacrer sa vie à la recherche, à l'art ou à la méditation au même titre que celui qui participe à la production des biens de consommation. Qui peut prétendre savoir juger lequel aura le plus apporté au genre humain ? Chacun devrait pouvoir choisir son activité en fonction de ses aptitudes et de ses goûts et non en fonction de projections mercantiles. On peut imaginer aussi que l'on pourra changer d'activité au cours des années et se retrouver tantôt sur un tracteur tantôt à piloter une machine à commande numérique et tantôt à écrire des poèmes ou à peindre sur une île à l'écart de toute civilisation. Nous ne sommes pas faits pour le travail mais le travail et fait pour que nous puissions nous exprimer, nous épanouir, nous ouvrir aux autres, nous réaliser.
La peur du lendemain
La peur du lendemain transforme l'homme en loup pour l'homme. On n'a peur de ne pas avoir assez, et si l'on a suffisamment peur on a d'ailleurs jamais assez. La peur nous empêche d'être généreux et c'est encore la peur qui nous empêche de prendre le moindre risque qui pourtant permettrait de grandir et de nous épanouir. C'est la peur de l'inconnu, de l'autre, de la différence qui est responsable du racisme de la xénophobie et de l'égoïsme, c'est la peur qui engendre la violence et les guerres et ce n'est pas le pouvoir qui corrompt mais la peur de le perdre. Le remède à la peur, c'est la confiance en soi. Aujourd'hui, est le premier jour de tous ceux qui me restent à vivre. Le passé n'existe plus -- ne nous y attachons pas. Le futur n'existe pas encore -- il est donc inutile de fantasmer. Les remords du passé et l'angoisse du futur sont les assassins d'aujourd'hui. Vivre au présent permet de jouir pleinement de tout ce que nous offre la vie. Si nous pensons négativement, nous obtiendrons du négatif par contre si nous pensons positivement, nous obtiendrons du positif. Tout dans la vie fonctionne de manière aussi simple. C'est nous qui avons l'art de tout compliqué. Seul l'esprit agit, le corps ne fait que réagir aux suggestions de l'esprit. Notre plus grand travail à poursuivre inlassablement c'est de découvrir, réaliser, réveiller et utiliser toute la puissance de notre esprit pour notre plus grand bien et celui de notre entourage. Les pensées négatives sont comme des oiseaux, nous sommes incapables de les empêcher de voler au-dessus de notre tête mais nous pouvons les empêcher de faire nid dans notre tête. Ces pensées négatives sont un voile qui obscurcit et déforme la réalité. S'angoisser pour quelque chose qui pourrait arriver demain est semblable à verser aujourd'hui un intérêt pour de l'argent pas encore emprunté. Lorsqu'on interrogeait le Mahatma Gandhi sur les possibilités de son assassinat il répondait invariablement : " tant qu'ils ne l'ont pas fait, ce n'est pas mon problème, une fois qu'ils l'auront fait, ce ne sera plus mon problème ". Chassons nos pensées négatives comme nous chassons les mouches en été.
Marie-Louise DUBOIN
Observant la grande relève des hommes par la machine (1) dans toutes les techniques de production, Jacques Duboin (1878-1976) comprit qu'elle bouleversait toutes les relations économiques. Il caractérisa le changement de civilisation, ce qu'on a appelé "la crise" comme le passage de " la rareté à l'abondance "( )2. Par ces termes il prétendait très précisément ceci : dès qu'un pays industrialisé parvient à créer de plus en plus de biens et de services avec de moins en moins de main d'œuvre, le problème essentiel cesse d'être celui de la production ; c'est celui de la distribution des richesses produites qui devient primordial. Il pense alors l'instrument de cette distribution : une monnaie gagée sur les richesses qu'elle permet d'acheter.
Les règles de notre économie ont été établies au cours de l'ère de la rareté, quand il s'agissait de produire de plus en plus et à moindres frais pour se prémunir contre la pénurie, ou de produire des objets rares pour les vendre cher, quelle qu'en soit leur utilité ou leur nocivité. De l'ère de la rareté naît l'idée que le producteur joue le premier rôle sur la scène économique parce que la création des richesses dépend de lui. En est aussi issu le concept selon lequel la création de nouveaux besoins est la panacée aux crises de chômage, car toute nouvelle production nécessite alors, proportionnellement, de nouveaux emplois.
Ne pas remettre en cause ces principes, revient à accepter que notre système économique continue à orienter la société vers la croissance productiviste dont les conséquences sont désastreuses. Ayons le courage de voir en particulier que le travail a changé au point de ne plus se mesurer en temps de production, et que le salaire ne permet plus d'assurer à tout le monde les moyens de vivre. Il s'agit d'utiliser la révolution technologique pour qu'elle débouche sur une véritable libération de l'humanité (3). Cet projet implique dans les relations économiques un bouleversement de même ampleur que celui qui a ébranlé les techniques de production.
Jacques Duboin a tracé les grands lignes de l'économie distributive dans cet esprit, avec une monnaie, qu'il n'a donc pas présentée comme une monnaie parallèle, mais comme l'instrument de la distribution des richesses dans une société repensée. La monnaie est en effet l'outil de la politique économique ; et parce qu'elle en a lâché la maîtrise, la politique est en train de perdre les commandes.
Contre le productivisme imposé
L'économie politique de l'abondance se distingue de l'économie actuelle au niveau de la création monétaire (4). Notre monnaie officielle est, pour l'essentiel, créée sous forme de dettes et en vue d'intérêts particuliers. Rappelons le mécanisme de la création de la monnaie bancaire qui constitue maintenant, il faut le souligner, 85 % de la masse monétaire : l'organisme qui "consent" un crédit ouvre un compte à son client et y inscrit (par une ligne d'écriture dans un livre ou une entrée dans une mémoire d'ordinateur) une somme convenue, après quoi le bénéficiaire peut faire des achats en tirant sur ce compte, par divers moyens, chèque, carte à puce, etc. Exactement de la même façon qu'on tire de l'argent sur un compte qu'on a soi-même approvisionné en y versant les revenus de son activité. La différence est que pour obtenir son crédit, le bénéficiaire s'est engagé à rembourser la somme qui lui a été allouée, mais en payant en plus des intérêts, et ceux-ci peuvent être très substantiels. Dès lors, c'est la croissance devient obligée, la rentabilité aussi, au mépris de toute autre considération : pour rembourser à temps, il faut faire de l'argent par tous les moyens, des plus dangereux jusqu'aux moins honnêtes. C'est le productivisme imposé, la compétition au mépris des hommes et de leur environnement, d'où le sang contaminé, l'industrie agro-alimentaire, le poulet à la Dioxine et les brevets sur le vivant.
Une monnaie qui ne sert qu'une fois
Pour empêcher cette perversion, la monnaie distributive est créée de la façon suivante. Au départ, même technique : un organisme ouvre un compte au nom d'une personne, physique ou morale, et y inscrit une certaine somme, après quoi le titulaire du compte paie ses achats dont le montant est soustrait de son "avoir disponible". Première différence : il n'a rien à rembourser, ni capital, ni intérêts. La somme qui lui a été allouée est annulée au fur et à mesure qu'il la dépense, par le même processus que le remboursement d'un crédit (la ligne d'écriture commence cette fois par un signe moins). La monnaie distributive représente donc une monnaie de consommation qu'on ne peut ni créer, ni prêter contre paiement d'intérêts. Autre différence, cette monnaie ne circule pas de main en main ou de compte en compte, elle ne sert qu'une fois ; lors d'un achat, son montant est annulé par déduction du compte de l'acheteur et non transféré sur le compte du vendeur. Celui-ci peut l'enregistrer pour sa comptabilité et mettre à jour son inventaire, mais son propre compte n'en est pas crédité. Il est, lui aussi, alimenté par création monétaire comme pour le compte de son client.
La monnaie n'est plus une réserve
Autre aspect de la monnaie, sa valeur. Pendant des milliers et des milliers d'années, une monnaie d'échange était une marchandise intermédiaire qui avait une valeur intrinsèque. Elle était gagée sur un bien précisément défini, ce qui garantissait qu'à son tour elle serait ultérieurement échangée contre une autre marchandise, estimée à la même valeur. Il s'est agi le plus souvent de métal précieux, dont la qualité et la quantité était attestées par une autorité reconnue, de sorte que le rôle de référence attribué à un métal conférait un pouvoir injustifié aux propriétaires des mines d'où ce métal était extrait. D'autre part, cette marchandise tierce n'était pas produite au rythme des besoins de monnaie entraînés par l'augmentation incessante des échanges commerciaux. Si les monnaies n'ont cessé de se déprécier, c'est-à-dire si l'unité monétaire a été rattachée à une quantité de métal de plus en plus faible, c'est pour pallier ce dernier défaut.
Mais cela n'a pas suffi au besoin croissant de monnaie dans l'économie ; des rallonges à la monnaie métallique ont alors été inventées. L'histoire de la création de ces rallonges( 5), le billet de banque puis la monnaie bancaire, d'abord reçus correspondant à de véritables dépôts, puis reçus fictifs ne correspondant plus à aucun dépôt réel, est édifiante ! Ces signes monétaires ont gardé, au début, leur rattachement à un étalon ; mais ce lien, de plus en plus indirect, a complètement sauté il y a seulement quelques décennies. Même si on énonce encore dans les classiques que la monnaie a par définition les trois qualités qu'elle a eues pendant des siècles : être un moyen d'échange, un étalon de valeur et une réserve de valeur, aucune monnaie au monde ne peut plus sérieusement être considérée comme une réserve, puisque sa valeur n'est plus rattachée à un étalon et qu'elle varie à chaque instant, de façon quasi imprévisible. Voilà qui ouvre grand les portes à une spéculation dont on découvre l'ampleur après coup.
En économie d'abondance, les prix sont " politiquement établis "
La monnaie distributive, au contraire, est gagée sur une valeur réelle, celle des richesses qu'elle permet d'acheter. Elle est émise au rythme de la production, et de manière à ce que sa masse équilibre a priori celle des biens et services mis en vente. Cet équilibre est recherché aujourd'hui a posteriori, mais il reste introuvable parce que les signes monétaires, qui se créent et s'annulent au rythme des prêts consentis et de leurs remboursements, circulent de mains en mains à une vitesse impossible à mesurer. En revanche, la masse de monnaie distributive créée chaque année étant égale au produit intérieur brut (PIB), il n'est plus question d'inflation ou de déflation. Que le pouvoir d'achat total des consommateurs d'une région donnée soit égal au montant des achats qui y sont offerts, n'empêche pas le commerce extérieur. Celui-ci peut toujours s'appliquer sur la base d'échanges contractuels de biens ou de services.
Reste la question du prix des marchandises. On nous raconte encore, avec un manque total de réalisme, que "la main invisible du marché" les fixe, alors que c'est plutôt le souci de rapporter un profit maximum au producteur ou à ses actionnaires. En économie d'abondance, les prix doivent résulter d'un débat autrement plus démocratique : ils doivent être politiquement établis, dès l'engagement de la production, pour prendre en compte non plus seulement le temps des employés et le coût des matières premières et des machines, mais aussi l'incidence du choix des moyens de production sur l'environnement, sur la santé, l'épuisement des ressources non renouvelables, voire la dégradation du paysage ou le devenir des usines qui cessent leur activité…
Donner au politique la décision de création et de distribution de la monnaie
Venons-en au pouvoir de création monétaire.Il 'est essentiel, car qui le détient possède la clef de l'économie. On pourrait penser que, lorsque le pouvoir est passé de la royauté à la république, le droit régalien de battre monnaie a été transmis aux représentants du peuple, comme pour d'autres droits régaliens tels que rendre la justice ou lever une armée. Pas du tout ! Cet immense pouvoir est devenu le privilège des banques et autres organismes de crédit, qui jugent du montant et du bénéficiaire de la monnaie mise en circulation (par eux) selon des critères établis en fonction de leurs intérêts propres. Mais cet état de fait se trouve tellement ignoré que beaucoup de gens croient encore qu'une banque se contente de prêter à ses clients l'argent que d'autres lui ont confié. Voici à ce propos les réflexions d'un expert en la matière, Maurice Allais : " Le mécanisme du crédit tel qu'il fonctionne actuellement, fondé sur la couverture fractionnaire des dépôts, sur la création de monnaie ex nihilo, et sur le prêt à long terme de fonds empruntés à court terme a pour effet une amplification considérable des désordres constatés. Aucun système décentralisé d'économie de marché ne peut fonctionner correctement si la création incontrôlée ex nihilo de nouveaux moyens de paiement permet d'échapper aux ajustements nécessaires. Partout la spéculation frénétique et fébrile est permise, alimentée et amplifiée par le crédit tel qu'il fonctionne ". Ajoutons que l'anonymat qui règne sur ces signes monétaires rend possibles toutes sortes de commerces illicites, dont celui de la drogue, et que les paradis fiscaux permettent à l'argent sale d'entrer, sans être détecté, dans le cycle de la monnaie officielle.
" L'humain avant l'intendance "
Seul un organisme officiel doit être habilité à répartir, suivant des règles publiquement débattues, la masse monétaire entre les investissements décidés, le fonctionnement des services publics (il n'est donc plus question, pour les payer, ni d'impôts ni de taxes) et les comptes individuels. L'économie distributive étend la démocratie jusqu'à l'économie en donnant au pouvoir politique la décision de création et de distribution de la monnaie.
Il devient ainsi possible de garantir à vie un revenu décent à tout citoyen, contre l'engagement de participer aux tâches indispensables. Ce devoir peut être rempli sans contrainte s'il a lieu sur la base de contrats civiques, permettant à chacun de choisir et d'organiser ses activités, en les diversifiant tout au long de sa vie.
La gestion distributive n'assimile pas, dans une même comptabilité l'homme et les moyens de production, contrairement à ce qui arrive aujourd'hui. Elle fait passer les besoins d'épanouissement des êtres humains, présents et à venir, au premier plan des objectifs de l'économie. L'humain avant l'intendance. On entrevoit ainsi toutes les possibilités dynamiques ouvertes par l'économie distributive et le contrat civique, qui n'ont été ici que très succinctement évoquées.
Marie-Louise DUBOIN
2. Ce qu'on appelle la crise, J. Duboin, éditions nouvelles, 1934.
Rareté et abondance, J. Duboin, éditions OCIA, 1944.
3. Libération, J. Duboin, éditions Grasset, 1937.
4. L'économie politique de l'abondance, J. Duboin, éditions Lédis, 1951.
5. Les yeux ouverts, J. Duboin, éditions Jeheber, 1955.
Pourquoi manquons-nous de crédits ?; J. Duboin, 1961.
L'argent, John K. Galbraith, éditions Gallimard, 1994.
Une économie de rêve !, René Passet, éditions Calmann-Lévy, 1995.
*Directrice du mensuel La Grande Relève créé par son père Jacques Duboin. Elle le remplace depuis sa mort en 1976.
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