«Economie de marché sans capitalisme»
Une nouvelle appréciation de la théorie de l’Ordre économique naturel du point de vue de l’éthique économique
par Hermann Kendel, Berlin
Après avoir fait l’objet de vives discussions à son époque, la théorie de l’Ordre économique naturel élaborée par Silvio Gesell (1862-1930) est passée à l’arrière-plan des débats économiques et politico-philosophiques dès le début des années trente, alors que précisément cette théorie aurait ouvert à l’individu des perspectives procurant plus de liberté et de justice dans la vie sociale. Par sa thèse présentée à l’Université de St-Gall, qui fait l’objet du présent article, Roland Wirth*, né en 1974, relance la discussion théorique sur les idées de Silvio Gesell.
L’ouvrage comporte cinq parties. Dans la première, la société libérale des citoyens est présentée comme la référence qui s’impose. L’auteur estime que les réformes de Silvio Gesell, fondées sur l’ordre économique naturel, favoriseraient beaucoup l’évolution vers une société libérale des citoyens. Dans cette perspective, l’effondrement du communisme ne permettrait pas de considérer automatiquement l’économie capitaliste comme supérieure. Il conviendrait, au contraire, de remettre sans cesse la question sur le tapis.
En système capitaliste, la propension à acquérir un patrimoine financier pour vieillir sans soucis en vivant des intérêts prévaut. A cet égard, le système socialiste serait aussi capitaliste. Toutefois, ce n’est pas l’individu, mais l’Etat qui gère alors le bénéfice généré par les intérêts.
Dans une société civile organisée d’après l’ordre économique naturel, l’abondance des marchandises donnerait à l’individu davantage de latitude pour mener sa vie à son gré, chacun devant consacrer moins de temps au travail que dans le système actuel. L’économie ne déterminerait pas la vie sociale, mais la servirait.
La remise en question de la croissance économique
Dans la deuxième partie du livre, la critique à laquelle l’économie naturelle soumet le système d’intérêts capitaliste est expliquée en détail. Tandis que les théories économiques néoclassique, keynésienne et même socialiste font l’éloge de la croissance économique sans jamais mettre celle-ci en question, voire en l’exigeant, l’ordre économique naturel moderne s’interroge à propos du sens de la croissance et attire l’attention sur les risques écologiques qui en résultent.
Alors que les grands patrimoines financiers s’accroissent de manière continuelle et exponentielle en économie capitaliste, les dettes y augmentent dans les mêmes proportions. Il incombe à la population laborieuse de générer les intérêts et les intérêts cumulés. Cette création a lieu directement lors des achats – Creutz, représentant moderne de la théorie de l’économie naturelle, estime que 40% des prix des biens de consommation, pour le moins, consistent aujourd’hui en intérêts cachés – et sous forme d’impôts. Même l’Etat et les communes doivent assurer le service de la dette en payant continuellement des intérêts et des intérêts cumulés. Ce développement exponentiel nécessite une croissance de l’économie et aboutit constamment à de nouvelles crises.
L’auteur décrit en détail cette propension à la crise et les diverses tentatives de la modérer. Ce faisant, il mentionne d’autres conséquences du système des intérêts cumulés, notamment la crise permanente du Tiers-Monde et la catastrophe écologique.
L’argent – une marchandise finalement comme les autres
Réponse à la critique du système économique en vigueur formulée dans la deuxième partie du livre, la troisième est consacrée à la réforme monétaire. Cette réforme distingue la théorie économique naturelle de toutes les autres réformes sociales et la rend unique en son genre. Si elle continue à utiliser l’argent comme moyen d’échange, la valeur de celui-ci n’augmentera plus automatiquement, par le biais des taux d’intérêt, aux dépens de la population laborieuse.
Aucune expropriation n’est nécessaire. Comme tout autre bien, la monnaie, frappée d’une taxe de liquidité, perdra très légèrement de sa valeur au fil du temps. En effet, des biens tels que les tomates se gâtent, les maisons et les rues doivent être entretenues régulièrement. Ainsi, la monnaie cesserait d’être une marchandise particulière, qui s’accroît automatiquement lorsqu’on la garde. Elle deviendrait alors un moyen d’échange analogue à tous les autres biens. La taxe de liquidité alimenterait les caisses des communes et de l’Etat, déchargeant le citoyen d’impôts démesurés. Cette mesure rendrait la circulation monétaire sûre et constante, et le niveau des prix stable durant de longues périodes.
L’auteur estime relativement faible le nombre de personnes désavantagées par ce système; il ne s’agirait que des rares bénéficiaires nets du système des taux d’intérêt. En revanche, la population laborieuse serait rémunérée en fonction de son travail complet; elle pourrait alors acheter des marchandises à des prix dont les intérêts seraient déduits et ne devrait plus payer, sous forme d’impôts, les intérêts dus par l’Etat. Tels seraient les bénéficiaires.
Réforme monétaire tout à fait réalisable
Comme ce sont les hommes – et non pas Dieu – qui déterminent les propriétés de la monnaie (l’auteur parle d’un type d’ordre social), une telle réforme monétaire serait tout à fait réalisable, surtout si la plupart des gens pouvaient ainsi faciliter leur vie personnelle aussi bien que leur vie en communauté.
Le patrimoine excessivement accru de certains s’ajusterait alors graduellement au niveau standard. De plus, la probabilité d’oppression, de guerre, d’inflation, de chômage et d’autres crises dues à la vie des hommes en communauté diminuerait.
L’auteur se penche ensuite sur les aspects techniques de la réforme monétaire. Il considère comme solubles, par exemple, les problèmes que suscitera l’imposition pratique de la taxe de liquidité, en ce qui concerne les espèces notamment. La tâche de fixer le montant de la masse monétaire incomberait toujours à l’institut d’émission. Il serait possible de conserver le nouvel argent sans perte de valeur en acquérant des biens réels, tels que des actions, des objets d’art, du vin et d’autres produits, et en déposant en banque son argent excédentaire. La fixation de la taxe à un niveau tel que le produit du patrimoine bancaire fluctue aux environs de zéro maintiendrait constante la valeur de la monnaie conservée pour une consommation ultérieure (p. 82). L’auteur estime que le nouveau système permettrait des investissements efficaces.
Elimination des revenus de capitaux en friche
Comme indiqué, les effets prévisibles de la réforme monétaire seraient l’élimination graduelle des revenus de capitaux en friche. La croissance de la production économique se chiffrerait graduellement à zéro (de même que toute autre croissance dans la nature: les hommes, les animaux, les plantes augmentent à un rythme limité, la croissance exponentielle étant limitée à certaines maladies mortelles, tel le cancer, H. K.). La croissance zéro faciliterait le retour de la nature à l’équilibre écologique et la qualité de la vie progresserait de nouveau généralement.
Ce progrès vraisemblable de la vie en commun des hommes semble presque utopique. Pourtant, l’auteur donne des exemples historiques qui traduisent la réalité de cette utopie. La monnaie de blé égyptienne que Lietaer a étudiée récemment en détail a conduit à un apogée culturel dans l’architecture surtout, mais aussi à l’aisance générale. Contrairement aux hypothèses antérieures, les maçons des pyramides étaient non pas des esclaves, mais des spécialistes royalement rémunérés.
La monnaie de blé a été découverte sous la forme de quittances données sur des débris d’argile, datées et se rapportant à des aliments et à du vin. On a prouvé que leur fonction comme monnaie locale générale avait duré 2000 ans. Ces quittances pouvaient être acquises par la livraison de quantités déterminées de céréales et de vin dans un entrepôt de l’Etat. Elles permettaient d’acheter à tout moment des marchandises de l’entrepôt. En raison des frais de stockage, la valeur des créances a diminué au fil du temps. Dans ce cas également, il s’agissait de monnaie dont la valeur se réduisait parallèlement à celle de la marchandise.
Exemple: les bractéates médiévales
Les bractéates du haut Moyen Age (900–1300 après Jésus-Christ) sont connues depuis longtemps. Outre la monnaie de métal précieux, destinée au commerce de longue distance, diverses monnaies locales avaient cours dans de nombreuses régions d’Europe, telle l’Allemagne, mais aussi l’Angleterre, la France, le Danemark, la Bohême, la Pologne et la Hongrie. Les bractéates étaient frappées d’un seul côté d’une mince feuille d’argent et déclarées de temps à autre sans valeur par les autorités. On pouvait alors échanger quatre pièces antérieures, maintenant sans valeur, contre trois pièces qui venaient d’être frappées. Le souverain pouvait ainsi faire l’économie d’une ferme onéreuse. Pour éviter la mise hors cours, toute personne qui avait acquis des bractéates se hâtait de les dépenser, ce qui a maintenu la demande intérieure à un niveau constamment élevé, comme en Egypte antérieurement. Une offre constamment élevée en a résulté. Il ne servait alors à rien d’accumuler de l’argent. Là aussi, ceux qui avaient amassé les bractéates étaient les perdants. Comme on le sait, la culture s’est épanouie et le bien-être généralisé (cathédrales gothiques, cités prospères, etc.). Après l’époque des bractéates, les paysans se sont appauvris, la richesse s’est concentrée en quelques mains, parmi le patriciat urbain notamment.
Wörgl pendant la crise économique mondiale
Le troisième exemple, que de nombreuses thèses de doctorat ont rendu célèbre, est celui de Wörgl. Pendant la crise économique mondiale du début des années trente, le maire de Wörgl, petite ville du Tyrol, a persuadé son conseil communal d’imprimer des bons de travail d’un montant de 32 000 schillings pour payer les employés et les matériaux de la ville. Ce montant en schillings a été déposé en banque comme sûreté. Les bons étaient frappés d’une taxe de liquidité de 1% par mois. Les détenteurs étaient tenus d’y coller chaque mois un timbre d’une valeur de 1%. Pour éviter ces frais, tout détenteur de bon le dépensait le plus vite possible.
L’économie de Wörgl et de ses environs s’est très vite redressée et le chômage a diminué de 25% en un an, alors qu’il continuait d’augmenter vigoureusement dans toute l’Europe. 170 autres communes d’Autriche ont prié le maire de Wörgl de leur faire une conférence. Daladier, le président du conseil français a visité la ville, puis présenté un rapport à son parlement au sujet de cette expérience étonnante. Irving Fisher a envoyé son assistant en Autriche et s’est exprimé ainsi: «En cas d’application correcte, la monnaie franche pourrait nous sortir de la crise en quelques semaines (p. 98)». Malheureusement, l’institut d’émission autrichien est intervenu après quelque 14 mois pour infraction à son monopole, de sorte que nous ne disposons ici que de résultats à relativement court terme.
Ces exemples prouvent que la monnaie a été capable de se transformer au cours de l’histoire et que rien ne s’oppose à ce que la monnaie franche soit la prochaine étape vers l’amélioration du système monétaire. Le fait que presque neuf dixièmes de la population appartiennent aux payeurs nets du système actuel plaide en faveur de la création d’un système monétaire plus équitable. Une telle démarche oblige, toutefois, à propager le savoir sur les effets qu’exerce le système capitaliste des intérêts cumulés.
Si l’auteur ne sait pas exactement comment la réforme monétaire influerait sur la manière de l’individu d’envisager son existence, il suppose que le souci relatif à la prospérité matérielle, très répandu aujourd’hui, ferait place à la question de savoir comment dépenser le mieux l’argent acquis.
La réforme agraire
La quatrième partie traite de la réforme agraire, Silvio Gesell s’y consacrant avant de passer à la réforme monétaire. Le sol doit être progressivement transféré à la propriété publique. Là aussi, il ne s’agit pas de l’expropriation chère au communisme. D’après la situation du marché, la commune devra dédommager les propriétaires de façon appropriée. Les acquéreurs recevront la terre en bail emphytéotique – et l’auteur y attache beaucoup d’importance – pour l’exploiter en privé. Silvio Gesell écrit à propos de la réforme agraire: «Comment se peut-il, se demande-t-on déconcerté, que des hommes achètent et vendent du terrain comme s’il s’agissait d’une marchandise ordinaire et non d’un bien dont l’humanité dépend, tels l’air et l’eau?» (p. 111)
Comme la monnaie franche, la terre franche doit empêcher la formation d’un revenu en friche. Les fermages remplissent les caisses de l’Etat, ce qui permet de réduire les impôts et laisse assez d’argent à la disposition de la population. La liberté des citoyens en est accrue. Il est évident que non seulement la terre, mais aussi les trésors qui y sont enfouis, tels le pétrole, le charbon et les autres minéraux, appartiennent à tous les hommes.
Les investissements destinés à l’extraction et au traitement de ces trésors seront indemnisés à leur juste valeur, d’après les règles de l’économie de marché. Cette réforme rendrait les guerres moins probables, l’équilibre écologique serait plus facile à rétablir et la terre ne dégénérerait plus en objet de spéculation.
L’auteur attire l’attention sur le fait qu’il faudra prendre des mesures contre la spéculation foncière lors de l’instauration de la monnaie franche. Il doute cependant que seules les propositions de l’économie franche conduisent au succès. Une autre possibilité serait celle de l’impôt suisse de revente.
D’après l’auteur, Silvio Gesell aurait négligé les problèmes techniques de la réforme agraire, tels le financement, la parcellisation et la gestion des terres, mais ils pourraient être résolus en faisant les dépenses nécessaires. Toutefois, on ne dispose que de peu d’exemples réels de terre franche, les seuls se rapportant à des tentatives de coopératives aux succès divers.
Si les réformes monétaire et agraire sont des étapes importantes menant à une société civile libre, elles ne garantissent pas nécessairement un usage des ressources naturelles adapté aux générations futures. Quelques auteurs modernes, tels Kennedy et Eisenhut, proposent donc d’ajouter à ces deux réformes une troisième, la réforme fiscale écologique.
Le fondement philosophique de la théorie de l’Ordre économique naturel
Dans la cinquième partie, l’auteur jette un regard critique sur le contexte historique et le fondement philosophique de la théorie de l’Ordre économique naturel et trace les perspectives d’une méthode solide de réforme moderne. Il examine aussi les interactions entre la théorie de l’économie naturelle et les autres théories économiques ainsi que les mouvements de réforme socio-économique.
La parenté de ces pensées avec celles de Proudhon, leur démarcation par rapport à Marx, l’influence de George, de Nietzsche, de Stirner et d’autres sont expliquées. Les caractéristiques philosophiques de l’œuvre de Gesell sont décrites et font l’objet d’une appréciation. Tel est le cas de sa conception controversée de l’Etat, de son aversion envers les frontières et les douanes, du problème du droit intégral au produit du travail, de sa conviction d’une harmonie libérale, de son darwinisme social sujet à des malentendus, de son approbation de l’émancipation féminine – il propose notamment de verser une partie des fermages aux femmes en charge d’enfants – et de ses rapports avec les mouvements réformateurs de l’époque.
Décrivant les relations entre l’Ordre économique naturel et la théorie économique générale, l’auteur indique comment Irving Fischer reconnaissait l’œuvre de Gesell et comment John Maynard Keynes la louait et la critiquait. Relevons que Keynes considérait l’œuvre de Gesell comme plus prometteuse que celle de Karl Marx. Aujourd’hui, ce sont surtout Helmuth Creutz, son disciple Margret Kennedy ainsi que Bernard Lietaer, Werner Onken, Werner Rosenberger, Bernd Senf et Dieter Suhr qui poursuivent l’œuvre de Gesell.
S’éloigner de la société 20/80
L’auteur voit dans l’Ordre économique naturel la chance de nous éloigner de la société 20/80 et de nous rapprocher d’une société civile plus libérale. Il propose d’entamer des recherches et de faire des expériences pour mieux connaître ce domaine.
La thèse de doctorat est écrite de manière à permettre au profane de s’y intéresser et de se demander comment organiser l’économie de façon à ne plus être dominé par elle avec son cortège de guerres, de chômage généralisé, de manque d’argent et d’injustice sociale, mais à faire en sorte qu’elle nous serve à organiser notre vie de citoyens libres et prospères dans un ordre social adéquat et prometteur. •
*Roland Wirth. Marktwirtschaft ohne Kapitalismus. Eine Neubewertung der Freiwirtschaftslehre aus wirtschaftsethischer Sicht. St. Galler Beiträge zur Wirtschaftsethik 34, 2003, ISBN 3-258-06683-3
Extraits:
La justice sociale
«Il n’y a justice que si l’équivalence morale de tous les hommes est assurée. Il faut tenir compte dans les mêmes proportions des prétentions légitimes de tout homme concerné par une action concrète ou une réglementation abstraite. Un dialogue ouvert concernant la légitimité des prétentions, lors duquel chacun a les mêmes chances d’être entendu et de faire valoir ses motifs, doit être instauré. Si l’on fait fi des prétentions légitimes de certains groupes ou ne serait-ce que d’un homme, il ne peut être question d’une solution juste. Dans ce cas, la décision correspond au ‹droit du plus fort›, ce que la raison éthique ne saurait soutenir.»
Roland Wirth: Marktwirtschaft ohne Kapitalismus
La société civile libérale
«La société civile se constitue surtout par un statut complet du citoyen. Le citoyen est considéré comme un homme complètement développé sur les plans intellectuel et moral, non seulement en état de déterminer par soi-même son existence, mais aussi de participer activement à la vie sociale et politique. Il s’intéresse au bien commun au sens républicain du terme […] Non seulement les droits généraux du citoyen dans leur plénitude, mais aussi la disposition de chacun à se soucier spontanément des intérêts communs font partie du statut du citoyen.»
Roland Wirth: Marktwirtschaft ohne Kapitalismus
Liberté positive
«Le néolibéralisme dont sont empreints les économistes limite pour une grande part la liberté individuelle à la liberté économique et contractuelle. […] Si la mort par famine menace quelqu’un, cette personne se vendra délibérément comme esclave si l’on assure son approvisionnement en vivres. Visiblement, cette attitude n’a aucun rapport avec une liberté bien comprise. Les chances de vie d’un tel individu sont bien moindres qu’elles ne pourraient l’être, compte tenu de l’abondance de biens dans le monde.»
Roland Wirth: Marktwirtschaft ohne Kapitalismus
(Horizons et débats, 29 janvier 2007, 7e année, N°4)