.http://www.pauljorion.com/blog/?p=11828  
18 mai 2010
L’argent destructeur  Voici la traduction de mon entretien originellement en  allemand avec le Dr. Stefan Fuchs qui a été diffusé de 9h30 à 10h00 sur Deutschlandfunk le 9  mai. Les germanophones peuvent toujours écouter le podcast ici
 J’accueille toujours avec reconnaissance les entretiens longs parce  qu’ils permettent de développer, sans devoir tronquer une partie des  arguments, une véritable démonstration.
 Traduction française : j’ai pris comme base essentiellement la  traduction de Johannes Finckh, la plus proche des mes propos originels  en français. Merci à lui, merci aussi à Timiota et Fleurbleue qui  avaient unis leurs efforts dans une traduction parallèle.
 L’exemple que j’avais donné de trois personnes se prêtant  mutuellement de l’argent n’a manifestement pas été compris par le  traducteur allemand, qui m’a « corrigé » en parlant d’un triplement de  la somme au lieu d’un doublement. J’ai réexpliqué l’exemple, en lui  rendant sa cohérence, et du coup, sa rigueur. 
 L’argent destructeur
 Enseignements de l’hypercrise, deuxième partie : Entretien avec  le chroniqueur économique Paul Jorion
 
Par Stefan Fuchs
 
La crise financière culmine depuis l’automne 2008 dans une  crise du capitalisme global. Car la libéralisation débridée des marchés  et l’expansion de la division internationale du travail n’ont pas pu  tenir les promesses gigantesques de croissance et de prospérité.
 
Dans la deuxième partie de la série d’entretiens « « Enseignements de  l’hypercrise », Stefan Fuchs a eu un entretien avec Paul Jorion sur  l’effet destructeur de l’argent. Jorion est chroniqueur économique du  journal français « Le Monde ». Economiste structuraliste, il critique la  mise sur le même plan de l’argent et du crédit comme une pure  idéologie. Le capitalisme actuel serait selon lui à l’agonie.
 
Stefan Fuchs: Monsieur Jorion, vous étiez parmi les  premiers à avoir prédit la crise américaine de « subprimes ». Vous-même  travailliez aux États-Unis dans le secteur du crédit, et vous prédisiez  dès 2004 une grave crise de ce capitalisme financier américain.  L’élément déclenchant de l’hypercrise est selon votre analyse un  mécanisme interne de l’économie globale telle qu’elle se développait  dans le dernier tiers du 20ème siècle et qui a eu pour effet une  concentration de plus en plus forte de l’argent en peu de mains. Comment  décrivez-vous ce mécanisme qui conduisit presque à un tarissement de la  circulation monétaire et qui déclencha cette crise extrême qui saisit  ensuite aussi l’économie réelle ?
 
Paul Jorion: En comparant la crise de 1929 qui avait  débuté aux États-Unis pour devenir alors une crise économique mondiale  et la crise à laquelle nous avons affaire depuis 2007, on observe une  parenté stupéfiante : la concentration de la richesse économique entre  les mains d’une minuscule minorité. En vertu d’un mécanisme économique  très simple. Lorsque l’argent n’est pas là où il est nécessaire, soit  pour produire dans une entreprise soit dans les ménages pour acquérir  des biens durables, ou bien encore parce que le salaire est insuffisant  pour vivre du fait que les salaires réels stagnent ou sont même en  recul, il faut alors se le procurer par le crédit. C’est une loi aussi  implacable que logique : la concentration de la richesse est un  processus qui s’autoalimente. Lorsque l’argent est réparti inégalement  dans un système économique, cette répartition inégale s’accentuera avec  le temps toujours davantage. C’est ce que nous vivons. L’argent n’est  pratiquement jamais là où il est nécessaire, ni dans la production  industrielle, ni dans la consommation. On doit toujours se le procurer  via le crédit. L’argent et son prix ont aujourd’hui un rôle prédominant  et qui va se renforçant continuellement. Le système financier dispose  d’une omniprésence quasi-divine qui ponctionne un profit sur chaque  transaction. Du coup, une part croissante d’intérêts est contenue dans  le prix de tous les produits et de tous les services.
 
Fuchs: Qu’est-ce qui  explique cette baisse des salaires réels ? Qui selon vous est  responsable de ce processus de concentration ? Est-ce un rapport de  forces politique, ou alors y a-t-il des mécanismes économiques ? Qu’y  a-t-il derrière cela ?
 
Jorion: Pour simplifier grossièrement, il y a trois  groupes sociaux dans nos sociétés. C’est ainsi que l’on le concevait au  18ème  et 19 ème  siècle. Il y a les entrepreneurs  qui ont le concept d’un nouveau produit. En cas de succès, ils peuvent  faire travailler d’autres qui vendent leur force de travail : les  ouvriers et les employés. Et puisque le capital n’est pas toujours là où  se crée une entreprise, il doit provenir de crédits. Il y a donc ainsi  un troisième groupe, celui des détenteurs de capitaux. Dès qu’un gain  s’est constitué, généré par la production, il faut le répartir entre ces  trois groupes. Le détenteur du capital percevra d’abord les intérêts  qui lui sont dus. Il existe ainsi un antagonisme naturel entre détenteur  de capitaux et entrepreneur, un rapport de forces, qui détermine la  hauteur des intérêts. Quand l’économie va bien, l’entrepreneur  abandonnera davantage d’intérêts et de dividendes au détenteur de  capital, et moins quand l’économie va mal. Il doit partager le reste  avec ses ouvriers. Il y a ici aussi un antagonisme. L’entrepreneur n’est  pas disposé à laisser à ceux qui travaillent pour lui plus qu’il n’est  nécessaire. Quand ceux-ci sont organisés en syndicat, ils peuvent  réduire la concurrence entre eux et présenter un front dans cet  antagonisme.
 
Depuis le milieu des années 1970, il y a cependant eu un facteur qui,  au moins dans les grandes entreprises, a modifié radicalement ce jeu de  forces. On a introduit le système des « stock options ». La firme de  conseil McKinsey menait alors des recherches sur la manière d’éliminer  l’antagonisme entre entrepreneurs et capitalistes, comment en faire deux  groupes d’alliés immédiats. La réponse : aligner les intérêts des  dirigeants et ceux des investisseurs. Le moyen : gratifier les managers  d’options sur les actions émises par l’entreprise. Un dirigeant  d’entreprise peut exercer ses options au moment de son choix.  Naturellement, il ne le fera que quand l’action aura atteint un cours  élevé. Il consacrera toute son énergie à ce que le cours de l’action  monte, même si cela n’est possible que dans une perspective à court  terme ou qui nuit même aux intérêts à long terme de l’entreprise. Les  “stock options” marquent le début d’une nouvelle forme du capitalisme  accompagnée d’un glissement des rapports de force entre les groupes  sociaux. Dès lors, les capitalistes et les entrepreneurs sont alliés.  Les salariés se retrouvent face à eux bien seuls. Le rapport de forces  ne leur était déjà pas favorable initialement, leur position est  désormais affaiblie d’une façon déterminante. 
 
Parallèlement, la financiarisation de l’économie devint massive. Le  cours de l’action devient plus essentiel que la production proprement  dite. La firme américaine Enron, aujourd’hui disparue, est un bon  exemple de ce changement de paradigme. A un moment de son histoire, le  produit proprement dit de l’entreprise était devenu le simple cours de  ses actions. Grâce à un procédé comptable appelé « bootstrapping » [se  soulever en tirant sur ses lacets], le succès de l’entreprise était  directement lié au cours de l’action. Lorsqu’une action dépassait une  valeur seuil, le profit enregistré par Enron s’accroissait. La  production est devenue immatérielle à 100%. C’est le système des stock  options qui rendit cela possible. Et parallèlement, il y avait  stagnation, voire baisse des salaires réels qui ne croissaient plus avec  le taux d’augmentation de la productivité. 
 
Dans ce contexte, le crédit est devenu, surtout aux Etats-Unis, une  sorte de salaire d’appoint appelé à protéger contre la chute du niveau  de vie et aussi contre un effondrement total de la demande. Mais les  crédits signifient le paiement d’intérêts. 5 pour cents ne semblent a  priori pas énormes, mais quand on doit payer un crédit immobilier à 5,3%  sur trente années, comme cela est courant aux USA, on aura payé en fin  de période le prix de la maison deux fois. Pendant ce temps-là, la  spéculation poussait toujours davantage les prix immobiliers à la  hausse. La valeur d’une maison pour une famille en était venue à  correspondre à trente années de revenu disponible. Un prix véritablement  astronomique.
 
Justifiant tout cela se trouvent les théories de l’ordolibéralisme  économique qui croit fermement à une autorégulation des marchés et  n’autorise à l’État que des interventions minimales dans leur  déroulement. Dans la pratique, l’instauration de ce système n’avait été,  comme nous sommes obligés de le constater maintenant dans le contexte  de la crise, qu’une avancée par essais et erreurs, quasiment une vaste  expérimentation de laboratoire sur l’économie mondiale. On dérégule et  on verra bien ce qui se passe. Les effets apparaissent avec un certain  décalage dans le temps, et quand on peut les observer, il est alors  beaucoup trop tard. Il n’y a pas que dans le cas de la catastrophe  climatique que l’on  à affaire à des phénomènes irréversibles, c’est  vrai aussi dans le champ économique.
 
Dans les années 1980, quand ces théories avaient été mises en  pratique, on n’a pas eu une conscience claire de ceci : un système  économique bâti sur le crédit multiplie les risques. Dans un système  économique piloté par le crédit se constituent des chaînes  d’emprunteurs, A doit à B qui doit à C et ainsi de suite. Quand un  crédit fait défaut, toute la chaîne s’effondre à partir de celui qui  fait défaut, comme des dominos. Contre le risque, l’industrie financière  avait développé, avec son inventivité inépuisable, des instruments  nouveaux, les fameux et problématiques “credit default swaps” ou CDS,  des assurances de défaut du crédit. Mais, au lieu de contrôler ainsi les  risques, ces instruments génèreront à leur tour des risques nouveaux.  Car on peut les utiliser pour spéculer, on peut par exemple parier sur  le fait que les obligations grecques se déprécieront. Tant pis pour  celui qui aura mal spéculé. Exemple l’assureur US “AIG”. Perte pour le  contribuable américain : 182 milliards de dollars, du même ordre que le  sauvetage de “Fannie Mae” et “Freddie Mac”. 
 
Fuchs: Je voudrais revenir sur la perspective de la  majorité de la population. Dans un tel contexte, elle est mise à  contribution deux fois, une première fois parce que sont déjà inclus  dans les prix une grande part d’intérêts, et une deuxième fois en raison  des crédits qu’elle doit souscrire afin de compléter un salaire  insuffisant, ce qui signifie qu’on la fait payer à deux reprises.
 
Jorion: Dans les faits, débute à la même période,  autour de 1975, l’introduction de la micro-informatique qui rendait  possible une véritable explosion de la productivité. Mais cet  accroissement de la productivité, les salariés n’en bénéficient pas.  Leurs revenus resteront toujours davantage en retrait par rapport à  l’évolution économique. La productivité est aussi augmentée  partiellement par des rationalisations, autrement dit parce que les gens  perdent leur emploi. En même temps, les prix augmentent parce que les  intérêts et la spéculation les poussent à la hausse. Rien que dans  l’essence et le gazole est contenu un bon tiers de gains spéculatifs. La  majorité des Américains doit de ce fait compléter ses revenus grâce à  du crédit alors que l’industrie financière prospère insolemment : les  gains de productivité vont dans sa poche, les intérêts de toute manière  aussi. C’est cela l’absurdité de la discussion autour des paiements des  bonus des banquiers. Le pouvoir politique veut les limiter, et il fait  valoir cela comme une régulation décisive du secteur bancaire. Or c’est  un pur effet de surface. Ces bonus sont des commissions : un faible  pourcentage des profits réellement générés par l’industrie financière.  Quand des millions vont dans les poches des traders, c’est seulement  parce qu’ils ont récolté des milliards pour l’établissement qui les  emploie. Pourquoi les banques gagnent-elles de telles sommes ? Tout  simplement parce que cet argent a cessé d’être redistribué aux salariés.
 
Fuchs: Vous faites partie de ces experts économiques  structuralistes qui critiquent l’assimilation du crédit à la monnaie  comme quelque chose d’idéologique au plus haut point et qui est  responsable de l’invisibilité du processus de concentration de la  richesse dont nous venons de parler. En quoi consiste l’erreur quand on  dit que la monnaie en espèces et la monnaie scripturale seraient la même  chose ?
 
Jorion: On parle de masses ou d’agrégats monétaires  et de la création monétaire par les banques commerciales. Dans un calcul  usuel, on additionne la quantité de monnaie liquide et ce dont les gens  disposent sur leurs comptes et livrets d’épargne. On constate alors que  le total croît continuellement, que la richesse croît constamment. On  oublie alors que la monnaie liquide et la monnaie scripturale sont deux  choses fondamentalement différentes. Supposons par exemple trois  personnes qui ont, chacune, 10 euros en poche. Elles se prêtent cet  argent l’une à l’autre. Si on calcule maintenant selon la manière  conventionnelle, la somme a doublé. En effet, chacun des trois – en tant  que prêteur – possède une créance de 10 euros en poche, et – en tant  qu’emprunteur – possède 10 euros en espèces. Ce n’est pas une erreur de  calcul, c’est la méthode prônée par le « science » économique. On parle  de masses monétaires M1, M2, etc. L’économiste théoricien Schumpeter a  très bien justifié pourquoi il conviendrait d’additionner la richesse  réelle et la richesse « négative » que sont les dettes. C’est seulement  en cas de crise que l’on reprend douloureusement conscience de la  différence. La valeur d’un billet de 10 euros est 10 euros. Son pouvoir  d’achat peut varier quand les prix montent, mais sa valeur reste  fondamentalement la même. Quant à une reconnaissance de dette, son cas  est tout à fait différent. Il faut l’évaluer en fonction du risque,  selon la probabilité que le remboursement ait lieu réellement. Lors des  crédits hypothécaires qui avaient déclenché la crise aux USA, leur  valeur tombait à zéro. Et les masses monétaires M1, M2 fondaient  soudainement comme neige au soleil. Où est passé l’argent, se  demandait-on naïvement ? La monnaie liquide est toujours là, mais tous  les crédits et reconnaissances de dettes ont disparu. Les économistes  n’ont certes pas inventé ces calculs douteux uniquement pour faire  plaisir au secteur bancaire. Objectivement, ceux-ci sont cependant très  commodes pour l’industrie financière. Mais les économistes se sont  trompés, on ne peut pas simplement additionner ces deux types de  quantités. L’un des chiffres est réel, l’autre est virtuel.
 
Fuchs: La ligne de défense du secteur bancaire est  que l’argent public employé pour leur sauvetage ne serait que des  garanties et que cet argent ne serait en réalité pas réellement perdu et  qu’il pourrait, dans certaines circonstances, être aussi bien restitué,  que faut-il en penser ?
 
Jorion: Prenons par exemple une “mortgage-backed  security”, un titre garanti par des hypothèques. Y sont contenus les  crédits hypothécaires de 3000 propriétaires de maisons. Chaque fois  qu’ils paient une mensualité, de l’argent parvient aux titulaires du  titre (investisseurs). Si le titre papier est émis en 2007 et si  certains débiteurs ont cessé de payer leurs mensualités, ce titre ne  vaut peut-être plus que 83 cents par dollar (investi). Les banquiers  disent alors que si les autres débiteurs continuent à payer, il n’y a  pas de raison de décoter encore davantage ce titre, il suffit de le  conserver sans s’inquiéter jusqu’à sa maturité. Mais ceci est ridicule,  car rien ne vient soutenir la supposition que la situation s’améliorera  nécessairement l’année prochaine ou dans deux ans. Sous-tend cet type  d’argumentation la méthode de valorisation “mark to model” qui renvoie à  la représentation d’une situation idéale où toutes les difficultés du  présent auront été éliminées. Le taux de chômage par exemple ne varie  pas brusquement d’une semaine à l’autre. Il est soumis à des cycles  long. Aux USA, on a ainsi fêté dans l’euphorie le fait qu’en mars  avaient été créés 162.000 nouveaux emplois. En y regardant de plus près,  on constate qu’un tiers des emplois étaient des embauches provisoires  pour le recensement décennal de la population, et un autre tiers avait  été postulé à partir des fluctuations historiques de création et de  disparitions d’entreprises aux USA. Ce qui veut dire que 50.000  seulement de ces emplois sont réellement nouveaux. On sait cependant que  l’Amérique aurait besoin, pour confirmer son rétablissement économique,  de 250.000 emplois neufs par mois pour les cinq années à venir. On peut  bien sûr être un optimiste incorrigible qui image que demain au réveil  tout se retrouvera miraculeusement comme avant la crise.
 
Fuchs: Est-ce à dire que les tristement célèbres  “bad banks” sont des tombes où l’on a enterré  de l’argent ? 
 
Jorion: La probabilité d’une réanimation est en  effet aussi élevée que dans un cimetière. En mars 2008, le ministre des  finances américain Henry Paulson avait orchestré le rachat de Bear  Stearns par JP Morgan. Il déclara par la suite à plusieurs reprises  publiquement que ce sauvetage était unique et qu’il ne serait pas  possible de le répéter. Il le redisait encore quand survint, 6 mois plus  tard, la faillite de Lehman Brothers. On avait enfoui les déchets  financiers toxiques de Bear Stearns et vissé par dessus un couvercle  comme s’il s’agissait d’un deuxième Tchernobyl. Personne ne devait y  toucher, personne ne devait savoir ce qui s’y cachait. Seule  l’insistance des médias, de Bloomberg et de Fox News, a fait que le  contenu a dû être dévoilé. On a dévissé le couvercle pour jeter un coup  d’œil dans le sarcophage, et on a pu constater que ce qui s’y trouvait  n’avait absolument aucune valeur.
 
Fuchs: Si je vous ai bien compris, vous attribuez à  une sorte de perversion de la nature de l’argent, à un fétichisme de  l’argent, le véritable arrière-plan historique et culturel de ce à quoi  nous assistons maintenant sous sa forme extrême. On a fait, à partir  d’un instrument destiné à l’échange, à savoir l’argent en tant  qu’instrument de la circulation, un instrument d’accumulation de la  valeur. En quoi est-ce un mésusage de l’argent, car, enfin, la formule  de l’intérêt est pour nous, depuis la renaissance, liée à l’usage de  l’argent ?
 
Jorion: On peut dire que l’argent est un instrument  neutre qui n’a comme tel un effet ni positif ni négatif. Il constitue un  simple substitut du troc : une marchandise spécialement conçue pour  l’échange. Une image tout à fait différente émerge cependant au plan  historique. A l’origine, les sociétés féodales étaient dominées par la  caste des guerriers qui s’appropriait les terres par la force. Ils sont  ce que Hegel nomme les “Maîtres”. En face d’eux se tient la majorité de  la population, les « esclaves » devenus “serfs” par la suite. Les uns  travaillent, les autres règnent sur eux. Pour pouvoir faire circuler les  produits issus de cette division du travail, il fallait les marchands.  Ils vont de pays en pays, vendent leurs marchandises et vivent de leur  profit. Pour ce commerce, on a besoin de l’argent comme instrument de la  circulation. Au moyen âge et surtout pendant la renaissance, les  régnants font une découverte surprenante. Ils n’ont plus besoin de la  violence comme base de leur règne. L’argent rend le même service. Avec  lui, on peut amener quelqu’un à travailler pour soi, sans autre  violence. La révolution française et sa nouvelle redistribution du  pouvoir n’a rien changé à cela. Les aristocrates ont vite compris qu’il  pouvaient renoncer à leurs privilèges seigneuriaux s’ils possédaient  suffisamment d’argent. L’épée ou le sabre ne sont plus nécessaires, on  peut arranger tout cela de la même manière avec de l’argent. Aristote  avait reconnu cet aspect de l’argent comme l’héritier de la violence  sociale. L’argent reflète le rapport de domination et remplace  l’instrument de la violence.
 
Fuchs: Que devrait-on donc faire pour neutraliser  cet effet antidémocratique renforçant les dominations dans nos sociétés,  pour l’affaiblir voir l’annuler ?
 
Jorion: Ce qui avait été fait en 1929, a été refait  en 2007 : attendre jusqu’à ce que la concentration de la richesse  sociale devienne telle que tout le système s’effondre. C’est alors  seulement que l’on repense soudain à la redistribution. Dans les années  trente, ce sont des  instruments redistributifs que Keynes avaient  proposés en Angleterre et qui furent appliqués également aux États-Unis.  Pour Keynes, le plein-emploi était l’objectif primordial. Il faut se  souvenir que l’on assistait alors en Angleterre à une montée en  puissance parallèle du fascisme et du communisme. L’enjeu devenait  crucial. La démocratie était menacée sur deux flancs par des idéologies  totalitaires. Pour Keynes, il fallait combattre le mécanisme de  concentration de la richesse. Il fallait que l’argent soit redistribué  de manière plus équitable. Pour que les gens consomment à nouveau et  puissent aussi acheter les marchandises produites par eux, il fallait  avant tout leur donner du travail et rémunérer celui-ci d’une manière  adéquate.
 
L’instrument de la redistribution par l’imposition qui accompagne  l’État keynésien, est, hélas, aujourd’hui émoussé. On a permis en  particulier aux entreprises de l’économie réelle de se transformer en  entreprises quasi virtuelles. Elles distribuent leur chaîne de création  de richesse sur un grand nombre de pays, et bénéficient de la  concurrence mondiale existant entre eux pour les derniers emplois  restants. On permet à la richesse socialement produite de se réfugier  dans un espace virtuel et quasi transnational. Il ne faut pas négliger  non plus l’influence de l’argent sur la politique. Il est plus aisé de  se faire élire à un poste politique quand on appartient à un parti  soutenu par l’industrie financière. Cela a conduit aux États-Unis à un  système qui se rapproche de l’ancien système électoral censitaire. La  cour suprême des États-Unis a récemment suspendu pour les entreprises  toute limitation des dons politiques. Et ce en invoquant le principe de  la libre expression ! Naturellement, les entreprises ont des ressources  financières d’un tout autre ordre que l’individu moyen. Avec de  l’argent, on s’achète de l’influence sociale. Un coup d’état n’est donc  pas nécessaire, pas besoin d’envoi de troupes.  Une fois encore :  l’argent procure le même type de service. 
 
Fuchs: Il y a une autre proposition de Keynes que  vous préconisez, c’est la monnaie synthétique mondiale qu’il appela le  “bancor” et qu’il a proposée à Bretton Woods, mais qui ne fut pas  retenue. Dans quelle mesure cela pourrait-il nous venir en aide dans le  contexte actuel ?
 
Jorion: Il faudrait vérifier si le bancor pourrait  vraiment constituer une solution. Dans son principe, il ressemble  beaucoup aux droits de tirage spéciaux que le Fonds Monétaire  International a institués. La crise grecque et de l’euro a très  nettement souligné qu’une monnaie devrait correspondre à un espace  économique poursuivant une politique économique intégrée. Les États-Unis  ont ancré dans leur constitution la solidarité économique entre les  états de la fédération. La Californie et ses excédents d’exportation  doit pouvoir répondre de la Géorgie beaucoup moins riche. Cela ne  pourrait pas fonctionner autrement. On ne peut revendiquer tous les  avantages d’un espace monétaire unique et sans risque de change pour son  industrie domestique d’exportation et en même temps refuser toute  responsabilité pour le déséquilibre économique au sein de cette zone  économique. Je parle évidemment du champion du monde de l’exportation,  l’Allemagne, et, au niveau de l’économie mondiale, de son concurrent, la  Chine. On ne peut pas en tant qu’économie nationale, qui s’est quasi  spécialisée dans l’exportation, reprocher aux autres qu’ils n’exportent  pas autant. Vers où doivent-ils exporter ? Tant que la planète Mars ne  s’ouvre pas comme un nouveau marché vierge, il n’y a pas d’issue. Le  commentateur en chef du Financial Times, Martin Wolf, a très bien décrit  cela. Les Allemands ont renié la parole du philosophe Immanuel Kant :  un principe moral doit toujours valoir pour tous, il doit être  universel. Mais tous ne peuvent devenir champions du monde de  l’exportation.
 
Keynes a reconnu ce problème. Il était à la recherche d’un système  qui serait en mesure de compenser des déséquilibres dans les bilans  commerciaux. Le noyau de son plan bancor était de créer une monnaie de  compte qui sanctionne les excédents aussi bien que les déficits  commerciaux. Car les deux sont nuisibles dans le cadre d’une économie  mondiale durable. Malheureusement, sa conception n’a pas pu s’imposer à  Bretton Woods. Son concept général, il faut le mentionner, n’était pas  neuf. Un système d’accords bilatéraux équilibrés entre l’Allemagne et  d’autres pays avait été mis au point par Hjalmar Schacht qui avait été  président de la Reichsbank et ministre de l’économie d’Hitler. Schacht a  été jugé après la guerre à Nuremberg pour complicité dans la mise sur  pied de la machine de guerre allemande. Il a été acquitté. Quoi qu’il en  soit, Keynes n’a jamais fait mention de la parenté intellectuelle entre  son propre projet et des applications d’inspiration commune dans  l’Allemagne vaincue. Cela aurait jeté la suspicion sur leur bien-fondé  dans la période d’après guerre et aurait pu compromettre toute chance de  leur mise en application.
 
Fuchs: Le mainstream économique a déjà évacué  la crise : « Des signes positifs se pointent à l’horizon », « Le pire  est derrière nous ». Vous êtes beaucoup plus pessimiste, vous croyez au  “double plongeon”, ce profil en forme de W où la deuxième jambe sera  beaucoup plus dramatique que la première. Cette seconde partie, sur  quelle champ se joue-t-elle ? Sera-ce une crise de l’endettement public ?  Sera-ce une crise de la demande déclenchée par l’épargne ? Donc une  crise déflationniste, se produira-t-elle?
 
Jorion: Je pose d’abord une première question :  où  se trouve donc ce mainstream dont vous parlez ? Il s’agit de  quelques journaux, de quelques stations de télévision, certainement pas  la majorité des opinions exprimées ! Il y a eu en avril un sondage en  France. On demandait aux gens s’ils croyaient que la crise état  terminée. 75 % ont répondu non.
 
Ce qui se profile devant nous, c’est la maladie japonaise : une  période de stagnation se traînant en longueur, accompagnée d’une  déflation. Pour Keynes, la déflation était le plus grand des dangers.  Plus personne ne dépense, car tout pourra être obtenu demain encore  meilleur marché. L’économie se fige, le chômage monte en flèche, et on  assiste à la paupérisation de large couches de la population.
 
La récession va reprendre en vigueur, les états nationaux ont épuisé  leurs munitions. Ils sont incapables de recharger leurs armes. Le  sauvetage du secteur bancaire a épuisé les dernières réserves. Pour lui,  les États ont dépensé plus qu’ils n’avaient. Dans leur grande majorité,  ils sont tout aussi insolvables que la Grèce. La tentation est grande  de réduire la charge de la dette par l’inflation. Mais l’inflation,  c’est incendier la plaine, c’est un processus qu’il est impossible de  maîtriser.
 
On me pose souvent la question si nous sommes en train de vivre la  crise finale du capitalisme. C’est en effet à une sorte d’agonie que  nous assistons. Il ne mourra peut-être pas pour les raisons que Marx  avait prédites. Mais cela n’y change rien. Le système peut être  mortellement blessé, alors même que Marx se serait trompé.
 
Il faut agir sans tarder, il faut empêcher l’industrie financière de  causer davantage de dégâts. Depuis trois ans, je plaide pour  l’interdiction des paris sur les fluctuations de prix. Mais rien ne  bouge. Des sommes énormes sont soustraites à l’économie par des tours de  passe-passe spéculatifs. Tout ça est très très dangereux.
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 http://trends.rnews.be/fr/economie/actualite/banque-et-finance/marc-fiorentino-le-public-doit-savoir-que-les-marches-sont-manipules/article-1194734790073.htm  
17 mai 2010
 Marc Fiorentino : «Le public doit savoir que les marchés sont manipulés !»   Fortis ? «On a fait paniquer les gens pour qu'elle puisse être  ‘ramassée à la casse’.» La Grèce ? «C'est un test avant la ‘mère des  batailles’ sur la dette américaine.» Qu'est-ce qui arrêtera les  spéculateurs ? Morceaux choisis de Marc Fiorentino, l'un des gourous les  plus courus de la place financière parisienne, qui prédit l'implosion  prochaine de l'économie chinoise. 
  
 
 
 Marc Fiorentino ©  Antoine Moreno 
  
Marc Fiorentino est un financier qui s'assume mais qui n'assume pas  pour autant tout ce que la finance fait. Sa deuxième vie, à côté de la  finance, est l'écriture. Ce Français de souche tunisienne est en effet  aussi, «à titre accessoire », l'auteur comblé de véritables bestsellers -  le dernier en date étant Pour tout l'or du monde (1). Fortune  faite mais pas « rangé des voitures » pour autant, il dit avoir écrit  son dernier roman avec la volonté de raconter et de vulgariser ce qui  peut se passer réellement dans les coulisses du secteur financier, un  monde qu'il connaît au demeurant fort bien pour y travailler lui-même  depuis maintenant 26 ans. Morceaux choisis d'une rencontre dans son  bureau parisien, au siège de ses sociétés (Euroland, Allofinance...),  basé... rue Balzac. 
 
Que pensez-vous de la situation en Grèce ?
Marc Fiorentino : C'est la genèse de mouvements  beaucoup plus forts. C'est un « test » avant de mener un jour « la mère  de toutes les batailles », celle sur la dette américaine. Le grand  public doit donc comprendre que les marchés sont en fait manipulés. Pour  l'instant, les fonds spéculatifs fourbissent leurs armes sur des cibles  plus petites. Et tout comme Hitler a envahi la Pologne et la  Tchécoslovaquie avant de s'en prendre finalement à la France, les fonds  spéculatifs s'en prennent pour l'instant à la Grèce avant de s'en  prendre par la suite aux Etats-Unis !
Mais de là à imaginer que les Américains accepteront de se  (sou)mettre au régime sec du FMI...
Les Américains n'auront pas envie de se défendre et, à la limite, ils en  appelleraient presque de leur voeux une attaque sur la dette américaine  !
Pourquoi ?
Dans le langage populaire, on dit aux Etats-Unis que « ce qui est bon  pour General Motors est aussi bon pour l'Amérique ». Et GM est en...  chapter 11 [NDLR : en concordat] ! Bref, les Américains finiront un jour  par dire : « On vous doit 100 mais on ne vous remboursera que 60.  Ainsi, on restera debout et on sera toujours vos clients ! » La  mentalité des Américains est ainsi faite qu'ils n'ont pas la même idée  que nous, Européens, de la cessation de paiements. Là-bas, ne dit-on  d'ailleurs pas qu'il faut avoir fait faillite deux fois avant de réussir  ?
Pensez-vous que les Chinois vont laisser faire ?
Le monde aura en tout cas à se préparer à un nouveau Bretton Woods. Dans  les faits, on permettra certainement aux Etats très endettés d'annuler  une partie de leurs dettes, tout comme ce fut d'ailleurs le cas avec  l'Amérique du Sud dans les années 1980. Quant à la Chine, elle a  évidemment tout intérêt à laisser l'économie américaine debout. Ne  serait-ce déjà que pour pouvoir continuer à y écouler ses produits...
Peut-on dès lors imaginer dans la foulée une flambée du cours de  l'or ?
Avant d'arriver à une solution de réalignement international, il y aura  au bas mot une année de pourparlers mais, en cas de crise, l'once d'or  pourrait, qui sait ? monter jusqu'à 2 000 à 3 000 dollars...
Quand verriez-vous ce scénario se dérouler ?
D'ici à deux ans au maximum. Le plus paradoxal est que les problèmes  viendront selon moi de... la reprise économique !
Pourquoi ?
La reprise économique provoquera immanquablement une hausse des taux  d'intérêt, donc une hausse du coût de la dette. Cette situation sera  particulièrement difficile à supporter pour les Etats déjà surendettés,  avant que l'inflation ne vienne tout de même réduire le poids réel de  cette dette. Cela étant, ce que d'aucuns oublient un peu vite, c'est que  si l'inflation augmente, les taux d'intérêt augmenteront à leur tour  aussi, et donc le poids de la charge de la dette. Et quand on sait que,  pour beaucoup de pays, c'est déjà le principal poste budgétaire...
Nous vivons dans un monde globalisé. La crise des subprimes nous  l'a suffisamment démontré. Quid alors, selon vous, des répercussions  chez nous ?
Chez nous, la situation est différente : historiquement, les Etats se  sont endettés pour rendre des services aux ménages, services qu'ils ne  payaient pas. Les ménages ont donc ainsi eu de quoi épargner. En France,  l'épargne des ménages est égale au volume de la dette de l'Etat. On vit  donc dans une sorte d'autarcie financière. Si, demain, le monde  financier devait exploser, l'Etat français pourrait se financer auprès  des ménages. En fait, notre chance, c'est de vivre sur un continent  d'épargnants, moins dépendant qu'on ne l'imagine des marchés étrangers.
En Grèce, le remède de cheval imposé par le FMI et l'Union  européenne a mis les gens dans la rue. Imaginerait-on « demain » pareil  scénario chez nous ?
Le jour où les gens ont peur, on peut leur demander n'importe quoi ! En  2008, en contrepartie de la garantie sur leurs dépôts bancaires, les  gouvernements auraient par exemple pu demander aux gens de travailler 3  ans de plus ! Ils ont loupé là l'opportunité de demander des sacrifices à  la population sans révolte sociale en corollaire !
Est-ce cependant normal et acceptable de voir la spéculation in  fine acculer les populations à de si lourds sacrifices ?
Notre système social est en fait utopique. Les Etats européens ne  peuvent plus assurer le vieillissement de la population et assumer leur  responsabilité en termes de sécurité sociale. En l'état actuel des  choses, le financement structurel des retraites est impossible. Ne vous  trompez pas, je ne dis pas que c'est bien, je vous fais juste part de la  réalité face à laquelle on va se retrouver. Vous savez, en Europe, les  gens continuent à croire que l'Etat est une sorte de deus ex machina,  bref, une sorte de création divine où l'argent viendrait du ciel. Or  l'argent vient de la poche des gens et tout est fait a priori pour  fonctionner en circuit fermé. Si on sort du modèle, on se retrouve alors  dans une situation à la grecque avec, à la clé, un dur rappel à la  réalité. En deux mots, le modèle européen - du fait du vieillissement de  sa population - ne fonctionne plus et les politiciens n'ont pas le  courage affiché de le remettre en cause. Ils n'ont évidemment pas envie  d'avoir une grève générale alors qu'il y a toujours une phase d'élection  en ligne de mire. Ils attendront donc patiemment que le système  explose, comme en Grèce. Et ils finiront par dire aux gens : « C'est  comme ça ou bien on ne nous prête plus d'argent ! »
Et la Chine dans tout cela ?
La Chine ne sera pas « attaquée », elle va carrément imploser !
Qu'est-ce qui vous amène à cette affirmation ?
Cela fait plus de vingt ans que je m'intéresse aux « bulles ». J'ai une  check-list de 20 critères qui font qu'on est ou non dans un phénomène de  « bulle ». Pour la Chine, j'ai déjà coché au bas mot 15 des 20 cases de  ma liste ! Ce pays entretient le mensonge permanent. Ainsi,  contrairement aux Etats-Unis et à l'Europe, la Chine n'accepte pas la  chute de son PIB. Du coup, elle maintient artificiellement sa croissance  économique au-dessus des 8 % fatidiques. Et pour cela, elle a pourri -  c'est le terme - le bilan de ses banques. Obligées de prêter à des  régions, à des collectivités pour des projets qui ne seront jamais  rentables, les banques chinoises croulent aujourd'hui sous les mauvaises  créances. Cela étant, prestige oblige, si la Chine fera tout pour tenir  jusqu'au terme de l'Exposition universelle de Shanghai, je n'ai  cependant pas le moindre doute sur l'implosion prochaine de l'économie  chinoise !
Concrètement ?
Ce sera pour elle un retour cinq ans en arrière, comme ce fut le cas au  Japon dans les années 1980. Et il lui faudra cinq à sept ans pour  revenir dans la course. Géopolitiquement, il y a du positif là derrière.  En effet, depuis des années, en donnant l'impression qu'elle a vraiment  d'immenses réserves de change (en occultant une dette tout aussi  abyssale), la Chine a politiquement renforcé des Etats « peu  fréquentables », tels l'Iran, le Soudan et nombre de dictatures  africaines. Là aussi, des cartes vont être redistribuées.
La crise financière de 2008 nous a démontré que la finance est  mondialisée. Faut-il ici rappeler à quel point nous avons souffert en  Europe - et singulièrement en Belgique - des conséquences des  défaillances sur les prêts hypothécaires américains ?
Tout cela a été une énorme arnaque ! On s'est servi d'une crise  extérieure - qui nous a certes touchés mais pas autant qu'on l'a dit -  pour provoquer une panique qui a permis à certains de redistribuer les  cartes, décrochant le gros lot au passage. En Belgique, on a fait  volontairement paniquer les gens sur Fortis, histoire que Fortis puisse  être « ramassée à la casse » et que les actionnaires soient « nettoyés  ». Je ne suis pas là dans la théorie du complot. Je m'inscris juste dans  la logique de l'industrie où on profite des circonstances pour acheter  son concurrent à bon prix. Fortis était une très bonne affaire pour BNP  Paribas !
Dans la foulée de la crise financière, les Etats s'étaient  engagés à mieux réglementer le secteur financier. Où en est-on  aujourd'hui entre « l'effet d'annonce » et « l'annonce des faits » ? 
Nulle part ! Et le drame est dans l'hypocrisie des politiciens. Aux  Etats-Unis, le président Obama avait clamé en arrivant au pouvoir : «  Les bonus obscènes, c'est fini ! » Un an après, Citi, bien que détenue  par l'Etat américain, a quand même versé de plantureux bonus ! En  Grande-Bretagne, par contre, la taxe sur les bonus rapporte énormément  d'argent. Le gouvernement anglais escomptait 500 millions de livres.  Elle lui a finalement rapporté 2,8 milliards de livres ! En France, les  discours de Sarkozy - qui se prend pour Besancenot - me fatiguent. Il  nous a sorti 1 000 mesures pour relancer l'économie et seules 80 sont  appliquées. Vous savez, les gens ne sont pas dupes. Voyez l'écart de  popularité qui existe aujourd'hui entre un président qui ment et un  Premier ministre qui parle vrai. La popularité va aujourd'hui à celui  qui dit la vérité.
Un mot de conclusion à l'adresse des politiciens ?
Est-ce qu'il y a des gens qui gagnent à tous les coups ? Oui : les  grands patrons des hedge funds, ces machines à faire de l'argent et qui  ne font leur métier que sur le dos de la bêtise des gens. Ainsi, si on  laisse fonctionner un marché des CDS (Credit Default Swaps) grecs sans  réglementation, il ne faut pas se plaindre de voir ensuite les fonds  gagner de l'argent en attaquant l'euro. Le métier des spéculateurs,  c'est de gagner de l'argent, point. Et permettez-moi de rappeler au  passage que dans les années 1980, la Fed [NDLR : la banque centrale  américaine] et la Bundesbank [NDLR : son alter ego allemand] engageaient  des traders et les payaient très cher. Leur objectif était alors de se  battre avec les mêmes armes que ceux qui étaient en face d'elles.  L'expérience fut concluante. Pourquoi n'envisagerait-on rien de  comparable aujourd'hui ?
(1) Ed. Robert Laffont, 2010, 414 p.
Propos recueillis par Jean-Marc Damry (LeVif/L'Express), à Paris